Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
Carnets berbères et nord-africains
Carnets berbères et nord-africains
Derniers commentaires
29 décembre 2007

Algérie: Données historiques et conséquences linguistiques[2/2]

4 L’indépendance et l'arabisation

L'Algérie accéda formellement à l'indépendance le 5 juillet 1962 dans un climat de guerre civile et de luttes féroces pour le pouvoir, d'autant plus que beaucoup de colons français et de militaires n'acceptaient pas de perdre leurs privilèges. Les langues en présence étaient alors l'arabe algérien et le berbère, les deux langues parlées par la population indigène, puis le français, l'espagnol dans certaines régions de l'Ouest et l'italien par endroits dans l'Est. L'arabe classique était la langue liturgique que personne ne parlait. L'Algérie nouvellement indépendante se caractérisait donc par une diversité linguistique héritée de son histoire. Dès son indépendance, l'Algérie allait être récupérée par une oligarchie qui jouera un rôle immense dans le devenir linguistique du pays. Le pouvoir allait être détenu par un groupe restreint détenant une autorité rigide et puissante. Il fallait construire un État unifié avec une religion unique, une langue unique et un parti politique unique.

4.1 Les accords d'Évian

Les accords d'Évian ne furent jamais respectés. Si  le cessez-le-feu fut appliqué scrupuleusement par l'armée française qui est «rentrée dans ses casernes», le gouvernement algérien ne s'est pas considéré engagé par ce texte qui ne portait que le titre de Déclaration. Ce que le général de Gaulle ignorait, c'est que les représentants algériens n'avaient pas la moindre intention de les appliquer. La guerre a continué en Algérie, faisant de nouvelles victimes, tant européennes qu'algériennes. Au total, le bilan de la deuxième guerre d'Algérie fut lourd: 30 000 soldats français tués, 50 000 civils (arabes et français) et 300 000 morts du côté du FLN. Pour ce qui est des dispositions censées assurer la protection des Pieds-Noirs, elles n'eurent aucune valeur, car ces derniers furent littéralement abandonnés par l'État français, bien qu'un million de citoyens français purent se réfugier en France plutôt que de rester dans cette ex-colonie, craignant la «vengeance» des Algériens; en effet, parmi ceux qui restèrent, beaucoup furent massacrés. Enfin, la libre circulation des personnes entre la France et l'Algérie (prévue dans les accords d'Évian) ne fonctionna après l'indépendance que dans le sens sud-nord (Algérie-France). La guerre d'Algérie a fait un total de près d'un million de victimes!

4.2 Le président Ben Bella (1962-1965)

algerie_Ben_Bella

Incarcéré en France depuis 1956, Ahmed Ben Bella, l’un des chefs de l’insurrection algérienne, fut libéré après la signature des accords d'Évian, lesquels prévoyaient, pour la formation du premier gouvernement algérien, la tenue d'une assemblée constituante et d'un référendum. Mais la suite ne s'est pas passée telle que prévue. L'Armée de libération nationale confisqua le pouvoir dès 1962 et... le conserva.
En septembre 1962, Ben Bella fut élu président de
la République algérienne démocratique et populaire. Il suspendit la Constitution du pays en octobre 1963 et l'islam fut décrété «religion d'État». C'est dans l'islam que le pouvoir algérien allait puiser sa légitimité. Dans les sociétés musulmanes, l'islam est légitimant; comme l'arabe classique est le véhicule du Coran, il devint nécessairement, lui aussi, légitimant. Bref, pour être reconnu comme légitime, le pouvoir politique algérien se devait de reconnaître à l’islam et à la langue arabe une place de choix.

La Constitution de 1962 déclarait dans son article 3: «L'arabe est la langue nationale et officielle.»  Même si le texte constitutionnel omet délibérément de spécifier le type d'arabe, il s'agit de l'arabe classique issu du Coran.  Le nouveau régime refusa tout statut à l'arabe algérien et au berbère sous prétexte que les Français s'y seraient intéressés durant la colonisation. Par ailleurs, les autorités algériennes décidèrent que l'arabe algérien et le berbère étaient des langues «impures» parce qu'elles contenaient des mots étrangers.

Dès le début, Ben Bella avait annoncé ses couleurs en déclarant par trois fois à l'aéroport de Tunis, le 14 avril 1962: «Nous sommes arabes. Nous sommes arabes. Nous sommes arabes!» Il avait aussi affirmé: «L'Algérie est un pays arabe et musulman. On ne le dissociera pas du reste du monde arabe.» Donc, désormais, l'Algérie allait être arabe, musulmane et sa langue officielle, l'arabe classique, au détriment de ses caractères berbérophone et francophone. C'était l'essentiel du marché conclu avec le colonel Houari Boumédiène afin qu'il le soutienne avec son armée et imposer le régime. Beaucoup d'Algériens d'aujourd'hui mettraient la pédale douce sur l'expression «pays arabe»; ils préféreraient «pays arabo-berbère»..

- La répression anti-berbère

Le nouveau régime algérien commença aussitôt la répression contre le berbère. Les prénoms berbères furent interdits parce qu'ils avaient une «consonance étrangère» et les mairies durent s'en tenir à une liste autorisée pour les nouveaux-nés. Ben Bella fit fondre l'unique alphabet berbère entreposé à l'Imprimerie nationale. Plus tard, le président Boumédiène confisquera (en 1976) le Fichier berbère qui contenait un ensemble de publications sur des recherches écrites en alphabet latin. Au début des années quatre-vingt, des Algériens furent emprisonnés pour avoir organisé des cours d'enseignement du berbère à l'Université d'Alger ou parce qu'on aurait trouvé en leur possession un alphabet berbère.

- L'arabisation

Bien que Ben Bella n'aie pas été un partisan de l'arabisation à outrance, même s'il s'entourait de conseillers arabisants, il imposa lors de la rentrée scolaire de 1963 l’enseignement de l’arabe dans toutes les écoles primaires, en raison de 10 heures d’arabe (sur 30 heures par  semaine), puis en 1964 ce fut l’arabisation totale de la première année du primaire. Comme il manquait d'instituteurs d'arabe classique, les autorités firent venir en catastrophe plus de 1000 instituteurs égyptiens. En réalité, ces instituteurs étaient des «maîtres de religion», non des «professeurs de langue». Quant à l'Égypte, elle était trop heureuse de se débarrasser des ces religieux encombrants du fait de leur appartenance au mouvement des Frères musulmans. Mais l'arabisation improvisée du président Ben Bella ajouta à la catastrophe. L'arabe égyptien des «maîtres de religion» s'avéra problématique, car leur langue rendait la communication difficile avec les élèves algériens, surtout chez les Berbères. Les Frères musulmans sèmeront les germes du fondamentalisme musulman chez des milliers de petits Algériens. Puis l'Institut islamique fut créé à  l’Université d’Alger, alors que l’ancienne licence d’arabe était transformée en licence unilingue  sur le modèle oriental.

Ben Bella devint de plus en plus préoccupé par son autorité au plan international et développa un pouvoir plus autocratique. Le 19 juin 1965, il fut destitué par le Conseil de la révolution que présidait Houari Boumédiène, qui lui reprochait ses méthodes de gouvernement autoritaires. Il fut emprisonné jusqu'en juillet 1979, puis assigné à résidence jusqu'à sa libération en octobre 1980. Ben Bella s'exila ensuite en France, puis en Suisse, où il devait fonder, en 1984, le Mouvement pour la démocratie en Algérie (MDA).

4.3 Boumédiène (1965-1978) et l'arabisation autoritaire

algerie_Houari_BoumedieneFervent partisan d'un socialisme autoritaire, le colonel Houari Boumédiène, à la faveur d’un coup d’État le 19 juin 1965, mit en place un pouvoir autocratique avec l’aide de l'armée et de la redoutée Sécurité militaire. Sur le plan intérieur, l'ère Boumédiène fut celle des nationalisations des secteurs importants de l'économie. C’est sous son régime que commencèrent les premières campagnes d’arabisation dans l'«Algérie nouvelle».

Rappelons que Boumédiène avait reçu son instruction presque exclusivement en arabe classique dans les écoles coraniques de la région de Guelma, la médersa El Kettani (Constantine), et dans les universités théologiques de la Zitouna (Tunisie) et d'al-Azhar (Égypte), un haut lieu du fondamentalisme musulman. De ce fait, il n'a jamais pu se libérer de l'emprise de la religion et de l'arabe coranique.

- Une politique d'arabisation anti-française

Ressentant une profonde animosité à l'égard de la langue française, le colonel-président, qui se prétendait un «authentique algérien», octroya des portefeuilles ministériels aux conservateurs religieux et mit au point une politique linguistique d'arabisation destinée à éradiquer le français et promouvoir la langue coranique, c’est-à-dire l'arabe classique que pourtant aucun Algérien (ni personne dans le monde arabe) n'utilisait comme langue maternelle. 

En juillet 1965, Boumédiène choisit Ahmed Taleb Ibrahimi (1965-1970) comme ministre de l'Éducation, un fervent partisan de l'arabo-islamisme. Comme le régime était impopulaire, l'arabisation parut utile pour légitimer le pouvoir en place. Taleb Ibrahimi entendait bien se servir de l'école pour anéantir «ce mélange d'éléments de cultures disparates, et souvent contradictoires, héritées des époques de décadence et de la période coloniale, de lui substituer une culture nationale unifiée, liée intimement à notre passé et à notre civilisation arabo-islamique» (De la décolonisation à la révolution culturelle [1962-1972]). L'arabisation devint l'«option fondamentale de l'Éducation nationale». Le président Boumédiène  avait été très clair sur ce sujet :

L'enseignement, même s'il est d'un haut niveau, ne peut être réel que lorsqu'il est nationale, la formation fût-elle supérieure, demeure incomplète, si elle n'est pas acquise dans la langue du pays. Il peut même constituer un danger pour  l'équilibre de la nation et l'épanouissement de sa personnalité. Il peut également engendrer des déviations qui risquent d'entraver une saine et valable orientation.

- Le refus de l'arabe algérien

Toutefois, «la langue du pays» dont parlait Boumédiène n'était pas l'arabe algérien, mais l'arabe coranique que personne ne parlait! Le président algérien avait adopté à l'égard de l'arabe algérien une aversion viscérale qu'il avait puisé dans l'enseignement des oulémas. Ainsi, Abdelhamid Ben Badis, le fondateur de l'Association des oulémas musulmans algériens et une figure fort connue dans la pays, avait lui-même une conception très élitiste de la langue arabe. Il avait affirmé:

Le langage utilisé par les ''langues au marché'', sur les chemins et tous autres lieux populaires fréquentés par la masse ne peut pas être confondu avec le langage des  plumes et du papier, des cahiers et des études, bref d'une élite.

Ces propos sont influencés par le nationalisme linguistique des Proche-Orientaux. Les oulémas de cette partie du monde n'affichaient que du mépris à l'égard du parler des masses arabes. Ils avaient élaboré tout un vocabulaire pour désigner le peuple: Salafat al'amma («la masse abjecte»), Al-ra'iyya («les sujets»), Al-sùqa («les gens du marché»), Al-ça'âlik («les hommes de la rue»), etc. Pour les oulémas, El'amiya («le dialecte») désigne la langue de l'El'amma («le menu peuple») par opposition à la langue riche, savante et aristocratique (l'arabe classique). Ce vocabulaire permet ainsi aux élites de se distinguer du menu peuple et de montrer leur supériorité.

- La purification linguistique

Plus précisément, Boumédiène et son ministre Taleb Ibrahimi préconisèrent un système d'avant la colonisation de 1830, où la religion occupait toute la place et l'enseignement, dirigé par les mosquées. Boumédiène avait même déclaré en novembre 1968:

L'arabisation ne peut être réalisé avec le seul concours de l'État. D'autres efforts doivent émaner également de l'élite arabisée [...]. Les mosquées sont à la disposition de ces élites pour alphabétiser et inculquer l'arabe aux adultes.

Le ministre Taleb Ibrahimi déclarait de son côté: «L'école algérienne doit viser en premier lieu à former en arabe, à apprendre à penser en arabe.» C'est comme si le régime voulait arabiser une population qui n'était pas arabophone! De fait, les Algériens ignoraient cet arabe coranique proclamée «langue nationale». La même année, une ordonnance rendit obligatoire la connaissance de l'arabe pour les fonctionnaires,mais un délai était concédé jusqu'en 1971.

Les écoles furent dotées de manuels et de programmes officiels pour l'enseignement de la langue arabe officielle. La langue écrite fut volontairement écartée au profit de l'«arabe oral» (coranique) qui permet de comprendre «les dialogue simples». En fait, il s'agissait d'un «parler simplifié» adapté de la méthode française Frère-Jacques, appelée Malik et Zina. L'enfant devait apprendre un inventaire de phrases et de mots corrects correspondant à des règles grammaticales très rigoureuses. Les écoles ne disposaient généralement pas de bibliothèque et, de toute façon, il était interdit de toucher aux livres, sauf au Coran. L'objectif était de présenter l'arabe coranique comme langue unique, seul idiome digne et capable de véhiculer une réelle culture.

L'arabe algérien était appelé «arabe dialectal» ou simplement «dialecte» avec un sens très péjoratif. Les enseignants avaient comme obligation de révéler que cet «arabe dialectal» était «un charabia qui n'a rien d'une langue». Le maître devait corriger constamment les fautes de l'enfant, dont la langue était qualifiée de «populaire», afin d'insister sur son caractère «non organisé». Comme au temps de la colonisation française, l'école continuait d'opposer «langue» à «dialecte» et à culpabiliser les enfants en leur inculquant les concepts de «langues impures» et de «langues dégradantes»! Ces qualificatifs valaient non seulement pour l'arabe algérien, mais également pour le berbère. Dans le cas du berbère, les autorités espéraient régler le problème le jour où les enfants ne comprendraient plus leurs parents.   

Pendant ce temps, les Algériens purent bénéficier de nombreuses campagnes de purification linguistique à la radio. L'État embaucha des animateurs dénonçant ceux qui employaient des mots étrangers, c'est-à-dire français. Les partisans de l'arabisation s'attaquaient à l'influence française, symbole du colonialisme. À la télévision, les chiffres hindous étaient parfois utilisés à la place des chiffres arabes jugés suspects parce que les Occidentaux (notamment les Français) les employaient!

- L'arabisation du système d'éducation

En 1967, ce fut l'arabisation de la deuxième année du primaire, suivie de l'implantation d’une section arabe à la Faculté de droit en 1968 et d’une licence d’histoire en arabe. Or, une enquête menée à cette époque par l’Université de Berkeley révélait que 80 % des jeunes interrogés étaient contre l’arabisation dans l’enseignement universitaire. Pour leur part, les enseignants algériens demandaient que l'arabe algérien devienne la langue d'enseignement dans les écoles plutôt que l'arabe classique. On parla de «trahison des clercs». Le ministre de l'Éducation créa en décembre 1969 la Commission nationale de réforme, chargée de préparer une vaste réforme du système de l'éducation. Entre-temps, le gouvernement, par une ordonnance (26 avril 1968) obligea les fonctionnaires à connaître l'arabe classique.

À partir de 1970, à la faveur d'un changement ministériel, Abdelhamid Mehri (1970-1977), le secrétaire général de l’Enseignement primaire et secondaire, devint l'agent officiel de l'arabisation. C'est lui qui imposa, contre les résistances des Algériens, l'arabisation complète de l'enseignement primaire et secondaire. On commença par l'arabisation totale des 3e et 4e années du primaire, puis l'arabisation d’un tiers de l’enseignement moyen et d’un tiers du secondaire. Tous les manuels arabes traitaient de façon idyllique le monde arabo-islamique et de son passé prestigieux, alors que la plupart des manuels français utilisés en Algérie ignoraient systématiquement le monde arabe pour privilégier l'Europe, l'Afrique et l'Asie. Bien sûr, les manuels arabes prônaient la méfiance et l'intolérance à l'égard des «infidèles» qui n'adhéraient pas à l'islam. On enseignait aussi que la guerre d'indépendance avait été l'oeuvre des oulémas dirigés par Bachir Taleb Ibrahimi, le père adoptif du célèbre ministre de l'Éducation (Ahmed Taleb Ibrahimi ) sous Houari Boumédiène! C'est à lui que l'Algérie doit l'arabisation de l'Histoire dès septembre 1966. 

- Le panarabisme proche-oriental

Boumédiène créa en juillet 1970 le ministère de l'Enseignement originel et des Affaires religieuses, qui instaura les instituts islamiques. Dans ces nouveaux établissements, des Arabes proche-orientaux, presque tous issus des Frères musulmans, dispensèrent un enseignement (de très mauvaise qualité) destiné à former de futurs enseignants d'arabe. Selon ces nouveaux enseignants, seuls les Algériens unilingues formés au Proche-Orient pouvaient prétendre au titre d'«arabisants». Le 1er janvier 1971, une circulaire administrative rappela que les fonctionnaires devaient atteindre un certain niveau dans la connaissance de l'arabe. Paradoxalement, un décret du ministère de l'Enseignement originel et des Affaires religieuses dispensait les hauts fonctionnaires de la connaissance de la langue arabe, tandis qu'au ministère de la Justice le décret du 27 juin 1971 prescrivait l’arabisation.

La politique d'arabisation suscita de profondes tensions dans la population. Celles-ci aboutirent à des heurts parfois violents entre les étudiants, comme en mai 1975, à Alger et à Constantine. Des professeurs irakiens vinrent enseigner dans les universités. Mais l'arabisation décidée par le président Boumédiène (dès l'indépendance) continua inlassablement. En 1976, ce fut l'arabisation de l'affichage avec les noms de rues et des plaques d'immatriculation. Puis le vendredi fut  déclaré «jour de repos hebdomadaire» à la place du dimanche. Mais les Berbères furent, parmi les Algériens, ceux qui s'opposèrent le plus à l'arabisation. Leur résistance s'exprima dans l'usage exclusif du berbère et du français dans tous les lieux publics, que ce soit dans les cafés, les hôtels, les restaurants et les bureaux administratifs. Le 10 décembre 1976, Houari Boumédiène, candidat unique à la présidence, fut réélu avec 99 % des voix.

- Une école en péril

Par la suite, Boumédiène mit la pédale douce à l'arabisation. Il fit même appel à Mostefa Lacheraf pour sauver l'école algérienne. De culture à la fois arabe et française, cet éminent historien et essayiste était à l'époque un critique presque solitaire (et considéré aujourd'hui comme un visionnaire) d’une «arabisation» forcenée de l’enseignement. Il s'était souvent opposé à Ben Bella et croyait que la religion pourrait éventuellement jouer un rôle néfaste dans la société algérienne:

Premièrement, l'islam porte en lui le poids des valeurs propres à une civilisation rurale archaïque et son intégration à l'idéologie politique peut servir de frein à la modernisation du pays. Deuxièmement, les forces conservatrices vont s'appuyer sur la religion pour perpétuer des moeurs rétrogrades en ce qui concerne la famille, la condition féminine et les rapport dans la société.

Trois décennies plus tard, ces prévisions paraissent d'une justesse remarquable, mais à l'époque elles pouvaient bouleverser les dogmes de l'oligarchie algérienne toute orientée sur le panarabisme et le Proche-Orient. Certains prétendirent que le président était plus sensibilisé aux tensions provoquées par l'arabisation, d'autres crurent que des rapports inquiétant sur la qualité de l'éducation lui étaient parvenus. Enfin, il est probable que le président, affaibli par la maladie, n'avait plus la force de soutenir fermement sa politique d'arabisation. Le 27 décembre 1978, la mort de Boumédiène mit un terme à cette «pause» dans l’arabisation. Cela dit, l'ère Boumédiène avait permis à la couche «arabisante» de la population de «profiter» de l’arabisation afin de prendre le contrôle de leviers importants en Algérie, tels que l'éducation et une partie de l’administration.

4.4 La poursuite  de l'arabisation (1979-1999)

En 1979, le colonel Chadli Bendjedid, qui ne  parlait pas français (mais le kabyle qu'il détestait), succéda à Boumédiène. Dès son arrivée au pouvoir, Chadli engagea une politique de libéralisation économique et sociale, mais passa à la vitesse supérieure en matière d'arabisation et d'islamisation. Sa présidence suscita de nombreux espoirs, mais Bendjedid se fit rapidement une réputation de prodigalité à l'égard de ses «amis» et en vint à renforcer le climat de corruption qui régnait déjà dans le pays. C'est à cette époque qu'apparut l'islamisme radical.

- L'islamisation de l'enseignement

Pendant que l’arabisation de l’enseignement se poursuivait, le président Chadli interdit aux élèves algériens de fréquenter les établissements de la Mission culturelle française, ce qui privait ainsi l’élite algérienne de la seule possibilité qu’il lui restait de contourner l’arabisation. De plus, un puissant lobby tentait de réduire la place du français en lui substituant l'anglais en option à la quatrième année primaire. En réalité, ce n'était plus l'arabisation qui importait, mais l'islamisation de l'enseignement. Beaucoup d'observateurs étrangers portèrent un regard crique sur la qualité de l'enseignement dispensé dans les écoles publiques algériennes. On parlait alors de «semi-analphabètes complètement arabisés, islamistes, populistes et xénophobes» (d'après J. P. Entelis, «Elite political culture ans socialization in Algeria: tensions and discontinuities» dans Middle East Journal, vol. 25, 1981).

En 1986, le Parlement algérien adoptait la loi 86-10 du 19 août 1986 portant création de l'Académie algérienne de langue arabe, qui devait veiller à l’enrichissement, la promotion et le développement de la langue arabe pour assurer son rayonnement. Le président Chadli aurait lui-même choisi le siège social à Alger, mais il lui fut impossible de mettre la loi en pratique. Il faudra attendre en 1998 pour que le président Zéroual nomme enfin un président officiel aux 30 «Immortels» permanents. Le gouvernement entreprit des campagnes au moyen de divers slogans dont les plus fréquents furent «Agression culture étrangère», «Intoxication culturelle et idéologique étrangère», «Tentatives d'aliénation», «Déviation culturelle», «Ennemis de l'islam», etc. 

- Le «printemps berbère»

Commencé en 1980, le «printemps berbère» prit par la suite de l'expansion. C'est que les Berbères remettaient toujours en cause l'arabisation intensive dont ils étaient les grands perdants. Toute la Kabylie se souleva en bloc! Les première émeutes éclatèrent en 1988 et furent vite réprimées. Les autorités algériennes accusent les pays étrangers, dont la France, d'être la cause de ce soulèvement populaire. Jamais elles pensèrent même que ce pouvait être leur propre politique de négation de l'identité berbère, qui avait pu causer la révolte. Au même moment, les étudiants islamistes arabisants avaient lancé des grèves afin d'exiger l'application immédiate de l'arabisation de l'administration; ils estimaient qu'ils ne pouvaient pas trouver d'emploi aux termes de leurs études avec leur diplôme arabe. L'enseignement supérieur se dégrada rapidement devant l'islamisation, le manque de ressources financières et la pénurie de manuels en arabe.

Les émeutes d’octobre 1988 conduisirent à une libéralisation du régime. Le président Chadli fit adopter par référendum une nouvelle constitution en février 1989, qui ouvrit l'Algérie au multipartisme. En fait, c'est le ras-le-bol des Algériens qui avait mis fin au système du parti unique pour instaurer la liberté d'expression, qui fut rapidement muselée dès 1992. Rappelons que les Berbères n'étaient pas contre l'arabisation en soi, mais ils désiraient que leur «langue» soit reconnue et qu'elle serve avec l'arabe à l'expression de la culture algérienne.

- Les lois linguistiques

L'ouverture démocratique de 1988 a permis une mise en concurrence des langues en Algérie (arabe algérien, arabe classique, français et berbère), mais c’est le français qui en est sorti grand vainqueur. Pendant ce temps, la plupart des des personnalités et des haut cadres de l'État faisaient instruire leurs enfants en français dans les écoles privées. Après la longue descente aux enfers de l'Algérie «socialiste», le pays dut passer par la guerre civile. En 1990, profitant de la faiblesse du pouvoir, le président du Parlement algérien, Abdelaziz Belkhadem, imposa la lecture de versets du Coran au début de chaque séance parlementaire.

En juin de la même année, le Front islamique du salut (FIS) remporta les premières élections municipales démocratiques. Les résultats qu'obtint ce parti confessionnel provoquèrent un putsch militaire. Chadli eut le temps de faire adopter par le Parlement la loi d’arabisation du 16 janvier 1991, qui sera plusieurs fois reportée, mais jamais abrogée. La loi française no 91-05 du 16 janvier 1991 avait servi de modèle. Puis le président Chadli fut destitué le 11 janvier 1992 par l'armée, qui interrompit le processus de démocratisation, tandis que le Haut Conseil de sécurité (HCS) annulait le résultat des élections.

- L’assassinat du président Boudiaf

algerie_BoudiafLes autorités algériennes, plus précisément l'armée, firent appel à Mohamed Boudiaf, alors âgé de 73 ans et réfugié au Maroc, en espérant que celui-ci puisse demeurer discret sur les dossiers peu reluisants du Haut Comité d'État (HCE); le président resta six mois à la tête du pays avant de se faire assassiner au cours d'un attentat organisé par l'armée. Le peuple Algérien a pu même suivre en direct à la télévision la liquidation de son président. Boudiaf fut le seul président à être regretté par les Algériens et le seul président à parler aux Algériens dans l'une des langues du terroir, soit l'arabe algérien tant méprisé par ses prédécesseurs et par ses successeurs, et passait parfois au français. Lors de sa première apparition à la télévision, il avait annoncé qu'il fallait parler «en arabe algérien» pour que tous puissent le comprendre. Fait inusité pour un président, il sortit de son texte officiel et improvisa. Il fit l'effet d'une bombe! Mais il avait séduit le peuple algérien qui le surnomma «Boudy». Boudiaf n'avait aucune sympathie pour les islamistes politiques qu'il qualifiait de «charlatans» et de «terroristes». Le FIS fut dissous en mars 1992, et une politique  fut mise en oeuvre contre les islamistes, lesquels répondirent par la lutte armée et le terrorisme.

Puis il mit sur pied une commission afin de «geler» la loi portant généralisation de l'utilisation de la langue arabe, juste avant son assassinat, le 29 juin 1992. Le décret 92/02 du 4 juillet 1992 suspendit ladite loi «jusqu'à réunion des conditions nécessaires». La population algérienne ne s'en plaignit nullement.

Au début de la même année, le ministre de l'Éducation avait dénoncé à la télévision la baisse spectaculaire du taux de réussite à l'examen du baccalauréat: seulement 2 %. En 1970, c'était 70 %, puis autour de 10 % en 1989. Mais les chiffres officiels gonflèrent le taux de réussite autour de 20 %. Et la note de passage était de 5 sur 20. Afin de contrer les échecs scolaires, les étudiants en vinrent à écrire, en tête de chaque exercice ou travail remis, le nom de Dieu. Quant au taux d'analphabétisme, il était officiellement de 50 %, bien que la réalité soit plus faible! Dans les zones rurales, le pourcentage d'analphabétisme chez les femmes atteignait presque 100 %. Mais l’assassinat de Boudiaf constitua un grand tournant psychologique de la guerre civile qui se mit en place. 

- La répression et la radicalisation des islamistes

L’intensification de la répression devint une priorité pour le régime dirigé par le général Liamine Zéroual, mais la radicalisation des islamistes entraîna une vague d'attentats visant surtout les forces de l'ordre, les intellectuels, les journalistes, les artistes et, depuis 1993, les ressortissants étrangers. Cette situation plongea alors l’Algérie dans l'instabilité et la violence, tandis que se développait en Kabylie un mouvement de revendication berbère hostile aux militaires comme aux islamistes. Après avoir utilisé l'arabe algérien et le français durant sa campagne électorale, Zéroual renoua aussitôt avec la langue froide et aseptisée qu'est l'arabe classique. Reniant toutes ses promesses électorale, il s'engagea également dans la dictature de type Boumédiène. 

De nombreuses manifestations furent organisées dans tout le pays pour revendiquer le statut de langue nationale au berbère. Lors de la rentrée scolaire de 1993-1994, les autorités algériennes proposèrent aux parents de faire un choix entre le français et l'anglais. On invoqua comme justification le fait que l'anglais était la langue par excellence de la science et de la technologie, et que la plupart des enfants préféraient apprendre l'anglais plutôt que le français. Comme le programme avait été improvisé, non seulement les manuels n'étaient pas prêts, mais l'État dut reconnaître qu'il ne disposait pas de professeurs qualifiés. En juin 1994, le ministre algérien du Culte décida de récompenser tout Algérien capable de réciter par coeur tout le Coran pour la somme de 600 000 dinars (équivalant alors à une année du salaire annuel d'un ouvrier).   

Les principaux partis d'opposition — le FIS, le Front des forces socialistes et le FLN — signèrent en 1995 un programme commun prônant l'ouverture de négociations rejetées par le pouvoir. Au lendemain d'une nouvelle recrudescence des attentats islamistes, le général-président Zéroual décida la tenue d'une élection présidentielle (nov. 1995) qui fut boycottée par l'opposition. Mais la forte participation à cette élection, remportée par Zéroual, témoignait de la volonté de la société algérienne de voir s’arrêter la violence (env. 100 000 morts). Malgré la mise en place de nouvelles institutions politiques en 1996, les attentats et les massacres se poursuivirent, tandis que les mesures d'arabisation hâtives de 1998 étaient très contestées.

Néanmoins, le président Zéroual décida  de remettre en vigueur la loi d’arabisation du 16 janvier 1991 dans l'espoir de satisfaire ses alliés conservateurs et islamistes. Dix jours avant l'entrée en vigueur effective de la loi, le 5 juillet 1988, le chanteur kabyle Matoub Lounès était assassiné. Les Berbères investirent encore la rue et détruisirent toutes les affiches publiques écrites en arabe, laissant intactes celles rédigées en berbère ou en français. Au lieu de calmer la population, il la menaça au nom de l'unité de la nation, alors que celle-ci aspirait à la suppression du centralisme politique. Paralysé par la lutte des clans au sommet de l’État, Zéroual fut contraint de démissionner deux ans avant la fin de son mandat.

4.5 L'impossible réforme

algerie_BouteflikaM. Abdelaziz Bouteflika, élu en avril 1999, a succédé à Zéroual. Le nouveau président appela à la réconciliation nationale et manifesta sa volonté d'ouverture en graciant plusieurs milliers d'islamistes. Abdelaziz Bouteflika a introduit en Algérie une «troisième notion : une main éradicatrice dans un gant réconciliateur». Cependant, lors du référendum du 16 septembre 1999, une nouvelle vague de violences resurgit avec la campagne menée sur la «concorde civile» en Algérie. Cette nouvelle vague de violence illustrait l'ampleur des résistances aux propositions gouvernementales. Pourtant, après des années d'une guerre qui a avait fait plus de 100 000 morts, la société algérienne aspirait certainement à la paix et à la réconciliation.

L'origine de la crise algérienne tient au fait qu'il n'y a jamais eu de véritable régime démocratique dans ce pays. Les militaires se sont emparés du pouvoir dès 1962 et ils ont imposé un régime socialiste autoritaire de type stalinien, avec la complicité du FLN. La lente descente aux enfers de l'Algérie «socialiste» et la guerre civile révèlent la difficulté de l'Algérie de trouver son identité autrement que par la religion.

De plus, comme les Algériens n'ont jamais eu de gouvernement élu démocratiquement, il n'est pas surprenant que beaucoup d'entre eux ont voulu quitter leur pays. Bien qu'il soit difficile d'obtenir des chiffres officiels, on estime que près d'un demi-million d'Algériens sont partis depuis le début des années quatre-vingt-dix. La plupart ont immigré en France, aux États-Unis, au Canada ou dans les autres pays arabophones, et rien n'indique que le mouvement soit sur le point de s'arrêter.

Sur la question linguistique, le  président Bouteflika a innové:  il s’exprime souvent en français dans ses déclarations publiques, autant en Algérie qu'à l’étranger. Il témoigne d'une certaine liberté par rapport à la tradition en déclarant: «Il est impensable [...] d’étudier des sciences exactes pendant dix ans en arabe, alors qu’elles peuvent l’être en un an en anglais.»  Il résume ainsi les interminables conflits linguistiques en Algérie:  «Il n’y a jamais eu de problème linguistique en Algérie, juste une rivalité et des luttes pour prendre la place des cadres formés en français!».

Le Parlement algérien a adopté en avril 2002, à l’unanimité, une modification la Constitution instituant le berbère comme «langue nationale». Ce geste historique intervint à la venue des élections législatives, alors que le climat tendu par les manifestations et les revendications remettait en cause l’autorité de l’État en Kabylie.

Lors de l’élection présidentielle d’avril 2004, Abdelaziz Bouteflika fut réélu dès le premier tour. En Kabylie, les négociations se sont poursuivies entre le gouvernement et certains représentants du mouvement amazigh (berbère), qui revendique une plus grande autonomie ainsi que la reconnaissance de la langue et de la culture amazigh. Dans un discours prononcé le 4 octobre 2005 à Constantine, le président Abdelaziz Bouteflika a encore une fois déçu la Kabylie en déclarant que le tamazight ne sera pas officialisé et que la langue arabe restera seule langue officielle en Algérie: «Il n’y a aucun pays au monde possédant deux langues officielles et ce ne sera jamais le cas en Algérie où la seule langue officielle, consacrée par la Constitution, est l’arabe.» N'en déplaise à M. Bouteflika qui a ainsi montré sa grande ignorance de la situation mondiale, 40 États souverains (sur moins de 200) ont deux langues officielles, dont seize en Afrique, huit en Asie, sept en Europe, sept en Océanie et deux en Amérique. 

Dans cette perspective d'arabisation à tout crin, le président Bouteflika avait déclaré en 2005 au sujet des écoles privées dispensant un enseignement exclusivement en français: «Toute institution privée qui n'accorde pas une priorité absolue à la langue arabe est appelée à disparaître.» Cet enseignement privé représentait alors une centaine d’établissements et quelque 25 000 élèves dans le pays. Ces écoles privées ont connu beaucoup de succès depuis les années quatre-vingt-dix, notamment dans une région berbérophone comme la Kabylie; elles fonctionnaient dans une «illégalité» tolérée, voire même encouragée par les pouvoirs publics. Abdelaziz Bouteflika avait alors sommé tous les établissements privés de se conformer au programme national sous peine de devoir fermer leurs portes. Il avait même insisté sur la nécessité d’enseigner la langue arabe, ce dont se dispensaient beaucoup d’établissements, surtout en Kabylie: «Il est tout à fait clair que toute institution privée, qui ne tient pas compte du fait que l’arabe est la langue nationale et officielle, et qui ne lui accorde pas une priorité absolue, est appelée à disparaître.»

5 La tardive adhésion à la Francophonie

Depuis l'Indépendance, les différents leaders algériens ont toujours refusé les liens avec ce qui est devenu aujourd'hui la Francophonie. L'Algérie s'est toujours dérobée à toutes les rencontres qui ont donné naissance à la Francophonie. Elle a renoncé, généralement sans aucune forme d'examen objectif, à toutes les réalisations possibles de l'Agence de coopération culturelle et technique par crainte de se voir qualifiée de «néocolonisée». D'ailleurs, l'Algérie a toujours accusé l'organisation de la Francophonie de «visées néo-colonialistes». Par exemple, les aides proposées par l'Organisation internationale de la francophonie (OIF) — bourses aux étudiants francophones, formation des enseignants en langue française et autres types de coopération culturelle — ont été systématiquement refusées par les Algériens au nom de la spécificité arabo-musulmane du pays. De plus, chaque fois qu'un chef de gouvernement tentait un tant soi peu de relancer la coopération culturelle avec la France, on assistait à une levée de boucliers des tenants de l'arabisation (lesquels, soit dit en passant étaient les premiers à placer leurs propres enfants dans les écoles occidentales, notamment au lycée français d'Alger, un établissement réservé aux enfants de la nomenklatura).

Puis, lors du IXe Sommet de la Francophonie de 2002, l'Algérie a fait un virage à 180 degrés. Pour l'Algérie, les modifications apportées à la charte de l'Organisation internationale de la Francophonie au sommet de Bamako, en novembre 2000, qui va plus loin que la doctrine basée sur l'usage commun de la langue française et prône une conception respectueuse de la souveraineté, des cultures et des langues des États membres, ont plaidé pour une adhésion à l'OIF. Par ailleurs, les autorités algériennes veulent souligner l'intérêt pour leur pays d'intégrer une organisation devenue «un cadre de concertation» et «un forum pour défendre nos positions, échanger des informations, tisser des relations de coopération et bénéficier d'aides en matière de formation et de moyens culturels et d'éducation».

Le 18 octobre 2002, le président Abdelaziz Bouteflika s'est rendu à Beyrouth pour assister au IXe Sommet de la Francophonie, en tant qu'invité personnel de son homologue libanais, Émile Lahoud. Dans son discours, le président Bouteflika a expliqué les raisons de la participation de son pays à cette première réunion. Les raisons avancés par le chef de l'État sont d'abord politiques:

Aujourd'hui, nous devons savoir nous départir de la nostalgie chatouilleuse, qui s'exprime en repli sur soi, et nous ouvrir sans complexe à la culture de l'autre, afin de mieux affronter le défi de la modernité et du développement, par nous-mêmes et dans nous-mêmes [...]. L'usage de la langue française est un lien qui assure notre unité.

Le président algérien a pris ses précautions pour ménager les islamistes. Il s'est présenté au Sommet de Beyrouth sous sa «double allégeance au monde arabe et au continent africain». Voulant s’appuyer sur la Francophonie pour défendre les intérêts du pays à travers le monde, le chef de l’État a souligné «les préoccupations de l’Algérie en tant que pays arabe» et «en tant que pays méditerranéen». Pendant ce temps, le chef de la diplomatie algérienne et chef de file du courant islamo-baâthiste, Abdelaziz Belkhadem, a annoncé que l'Algérie oeuvrait pour adhérer au Commonwealth et tentait, en même temps, de se rapprocher des pays hispanophones (Espagne et Amérique latine). Enfin, en cas d’effective adhésion, l’Algérie ne sera pas appelée à défendre la culture francophone, encore moins à jouer le promoteur de la langue française à travers le monde. Comme quoi le néo-colonialisme n'est pas mort et que l'Algérie n'a pas encore assumé son passé! De quoi encore alimenter la schizophrénie linguistique pendant longtemps! Dans un article («Situation linguistique en Algérie», 21 avril 2005), Sid Ahmed Bouhaïk résume bien cette situation difficile:

Les langues arabe, amazighe, française font partie du paysage linguistique d’une même identité, mai qui s’obstinent à s’ignorer, campant le plus souvent sur des positions de suspicion envers l’autre, celle-ci n’étant pourtant que l’expression de sa  propre image exprimée par un de ces véhicules linguistiques de son algérialité (...) Francophones algériens, nous y entrons (l’immense forêt qu’est le fonds culturel arabe) quand nous avons pris, une fois pour toutes, la décision de vivre notre arabité et notre maghrébité avec un sentiment de malaise et de culpabilité.

Bref, la question linguistique continue d'alimenter les conflits en Algérie. Comme tout est récupéré par la politique, il est très difficile d'établir un bilan objectif de la situation.

L'aménagement linguistique en Algérie reste l'oeuvre d'une petite oligarchie politique aux pouvoirs immenses. Elle est fondée sur une culture qui s'est définie par opposition à la France coloniale et par mimétisme à l'égard du Proche-Orient. La grande caractéristique de l'arabisation algérienne, c'est de reposer sur le panarabisme à l'exclusion de tout nationalisme territorial proprement algérien. Toute la politique linguistique est axée sur l'arabe coranique, non sur l'arabe des Algériens.  Il a fallu pour ce faire que l'oligarchie algérienne élabore sa politique contre les Algériens eux-mêmes. C'est d'ailleurs là où la bât blesse! D'ailleurs, le succès demeure bien relatif, contrairement à la Turquie de Mustafa Kemal Atatürk, dont la politique linguistique constitue, même dans l'histoire de l'humanité, un véritable exploit. À l'opposé à la Turquie, l'Algérie n'a guère favorisé un rapprochement entre l'oral et l'écrit et, par voie de conséquence, n'a pas contribué à l'élimination de l'analphabétisme. La clé de la réussite turque réside dans le fait que la politique linguistique reposait sur un nationalisme territorial moderne fondé sur la langue du peuple turc, sans égard à la croyance religieuse. C'est tout le contraire qui s'est passé en Algérie, car la politique linguistique a été fondé sur l'arabo-islamisme et le modèle proche-oriental. La politique algérienne s'est nécessairement faite contre le peuple algérien qui s'est vu imposer une langue morte, ce qui a favorisé l'intégrisme musulman. L'arabisation algérienne ne fut motivée que par des préoccupations purement politiques: la conservation du pouvoir par la langue.

En voulant édifier un État arabe unifié, les premiers dirigeants algériens n'ont pas choisi comme fondement de leur politique un nationalisme proprement algérien. L'idéologie était au contraire déconnectée du peuple algérien parce qu'elle correspondait à un panarabisme abstrait, trop supranational. On est alors passé de la dépendance d'une France coloniale à une autre dépendance, celle du Proche-Orient, surtout l'Iran (pour l'islam), l'Arabie Saoudite, l'Irak et la Syrie, ce qui semble bien éloigné du Maghreb. En effet, l'identité arabo-islamiste des dirigeants n'a jamais coïncidé avec l'idée que les Algériens s'en faisaient. De plus, la francophobie affichée par l'oligarchie politique n'a guère favorisé le développement socioculturel des Algériens. En ce sens, on ne peut parler de réussite, même si l'Algérie d'aujourd'hui est méconnaissable par comparaison à celle du lendemain de l'indépendance. En plus de quarante ans, l'Algérie n'a pas réussi à éradiquer le français à coup de décrets et de lois. Le peuple algérien continue de l'employer dans les domaines culturel, économique, éducatif et social au grand dam des autorités politiques et religieuses. Pire, l'influence de la langue et de la culture française semble s'intensifier d'année en année, notamment en raison de la réception par satellite des chaînes de télévision française, qui attirent énormément les Algériens.

Si les dirigeants algériens n'ont pu imposer l'arabe classique dans la vie quotidienne, c'est que cette langue n'est pas adaptée aux besoins des Algériens, contrairement à l'arabe algérien, au berbère et au français. Tant et aussi longtemps que les élites politiques et religieuses n'accepteront pas la réalité algérienne dans ses différentes composantes et qu'ils s'accrocheront à une idéologie légitimant leur propre pouvoir, la population résistera, sauf pour les individus qui ont intérêt à conserver le système en place. Depuis 1962, les régimes qui se sont succédé ont toujours occulté le caractère multilingue et multiculturel de l'Algérie. Ils ont conçu l'identité algérienne sur le mode de l'exclusion en culpabilisant les ennemis de la Nation. Dans cette perspective, les Berbères ont forcément écopé plus souvent qu'à leur tour, eux qui sont, comme les arabophones, d'authentiques Algériens. Rappelons que la grande majorité des Algériens ont une origine ethnique berbère. Si l'écrivain Rachid Boudjeba croit que la faillite de l'arabisation est due à l'arrivée des antennes paraboliques, les linguistes, pour leur part, sont plutôt convaincus que le mépris pour la langue et la culture des citoyens explique bien davantage le demi-échec de la politique linguistique algérienne. 

Pour les linguistes, toute politique qui encourage la coexistence linguistique ne peut que promouvoir un esprit de compréhension et de tolérance. En ce sens, la diversité des langues dans un cadre national peut représenter un atout, pas obligatoirement une malédiction. Après plus de quatre décennies d'arabisation, les dirigeants algériens ne semblent pas  avoir compris le message! Ils ont préféré recourir à la coercition pour arabiser la société afin de s'assurer le soutien des islamistes et autres conservateurs pour tenir l'ensemble des Algériens sous leur contrôle. La plupart des Algériens en sont venus à voir l'arabe classique comme le symbole de l'autoritarisme, de la corruption et de l'injustice sociale! Dans cette perspective, le terme de demi-échec pour qualifier l'arabisation à l'algérienne est presque un euphémisme!

Dernière mise à jour: 16 mai 2007
Source: Université Laval, Québec

Publicité
Commentaires
Publicité
Archives
Carnets berbères et nord-africains
Newsletter
Publicité