Les particularités de l'islam au Maghreb
Ancien directeur du Centre
d'études de l'Orient contemporain à l'université de Paris III-Sorbonne Nouvelle
Arabisé et islamisé au VIIe siècle,
le Maghreb berbère a toujours su défendre ses particularités. Revenu au
sunnisme après une parenthèse schismatique, il s'attache au rite malékite où se
mêlent traditions locales et rigorisme dogmatique. Les zaouia, ou confréries soufistes, seront toujours
très proches de la population. Paul Balta, spécialiste des mondes arabe a écrit
de nombreux articles et ouvrages – dont, en 2001, Islam, civilisation et
sociétés, aux éditions du Rocher – dans lesquels il s'est attaché à montrer
quelles répercussions ont eu ces caractéristiques de l'islam berbère sur la
décolonisation et les processus d'indépendance, même si elles sont actuellement
remises en cause par certains fondamentalismes.
Des Berbères
polythéistes christianisés…
« L'Islam berbère », cette
expression revient souvent chez le grand islamologue Louis Gardet. À juste
titre : bien que largement arabisée, la population du Maghreb, – le nom
arabe de l'Occident – appartient dans sa très grande majorité à l'ethnie
berbère, les Imazighen – au singulier Amazigh – « les hommes
libres ». Une formule lapidaire, qu'on prête à Ibn Khaldoun (1332-1406)
mais qui est de l'historien marocain Lahsen el-Youssi, auteur à la fin du
XVIIe siècle d'Al Mouhadarât, définit ainsi l'homme berbère et son
espace, de la Libye
L'apport arabe est, historiquement, celui
des quelque dix mille combattants du conquérant musulman Sidi Okba Ben Nafi
(vers 630-683), au VIIe siècle, puis des cent mille à deux cent mille
membres des tribus Beni Hilal et Beni Soleim, originaires d'Arabie. Au
XIe siècle, le sultan d'Égypte s'était débarrassé de ces nomades pillards,
installés sur son sol, en les envoyant islamiser le Maghreb où vivaient encore
des chrétiens, des juifs et des polythéistes. Ils dévastent la région mais
réussissent leur mission. En revanche, l'arabisation de la population
s'échelonnera sur plusieurs siècles et certaines régions montagneuses d'Algérie
et surtout du Maroc, y échappaient encore au milieu du XXe siècle.
Rigorisme et volonté d'indépendance sont
deux constantes de l'Afrique du Nord tout au long de son histoire. Au début de
notre ère, les Berbères polythéistes se convertirent au christianisme par
opposition à la Rome impériale qui avait conquis la région. Néanmoins, dès le IVe siècle, ils
embrassèrent le schisme donatiste. Prêché par Donat, évêque de Carthage mort
vers 355, ce schisme égalitaire combattu par saint Augustin (354-430), évêque
d'Hippone, dressa les pauvres cultivateurs berbères contre les riches colons
romains, les campagnes contre le christianisme de Rome, religion du pouvoir et
des villes. Des réactions analogues se produiront au début de l'islam.
… et arabisés
La conquête du Maghreb par les cavaliers
arabes, étalée sur un demi-siècle, s'est heurtée à une résistance plus vive
qu'au Machek – en Orient. Amr ibn al'As (?-663), occupe l'Égypte puis la Libye en 642, mais ne va pas
au-delà. La vraie conquête sera l'œuvre d'Okba. Entré en Tunisie en 670, il
fonde Kairouan qui deviendra la première ville sainte du Maghreb. Puis,
contrairement à tous les conquérants qui arrivaient par la mer, il suit la
ligne des hauts plateaux habités par les autochtones. Nombre d'entre eux voient
dans l'islam une religion qui les délivrera de Byzance la grecque et des
Byzantins installés dans les villes du nord. Il progresse jusqu'à l'Atlantique,
fait de nombreux adeptes, mais se heurte, sur le chemin du retour, au chef
berbère Kosayla qui lui inflige une sévère défaite et le tue.
La Kahina, reine juive des
Aurès, dont certains Algériens contestent la judéité, résiste à son tour mais
est finalement vaincue par le général arabe Moussa ben Noçayr. Fort avisé, il
confie l'expédition contre l'Espagne à un Berbère converti, Tarik ben Ziad, qui
franchira en 711 le détroit qui depuis porte son nom, Djebel Tarik ou
Gibraltar.
Le Maghreb kharijite et
chiite
Les califes de la dynastie omeyyade
(660-750) à Damas, la seule purement arabe, n'eurent pas la même sagesse.
Appelant mawali les convertis non arabes et les considérant comme des
sujets de seconde zone, ils prétendaient leur faire payer un impôt. Cette
discrimination provoqua la révolte des Berbères car, selon le Coran, tous les
musulmans sont égaux. Beaucoup s'insurgèrent contre le pouvoir des Omeyyades
puis des Abbassides (750-1253) de Bagdad, rejetèrent l'orthodoxie sunnite et
embrassèrent les schismes kharijite et chiite.
Les kharijites, ces « puritains de
l'islam », selon l'expression de Louis Massignon, se caractérisaient par
leur intransigeance doctrinale et contestaient le califat héréditaire. Venant
d'Iran, le kharijite Ibn Rostom traversa l'Ifriqiya – l'Africa des
Romains – en 761, rallia les Berbères et fonda le royaume de Tahert, près de
l'actuelle Tiaret, en Algérie. Les Rostémides se heurtèrent ensuite à
l'hostilité des Idrissides chiites du Maroc puis s'effondrèrent en 909 sous les
coups des Fatimides, chiites de Tunisie. Les descendants des kharijites se
trouvent aujourd'hui, sous le nom d'ibadites, dans le Djebel Nefoussa en Libye,
dans l'île de Djerba en Tunisie et au M'Zab, dans le sud de l'Algérie.
Le chiisme, par essence contestataire, a
marqué le Maghreb pour la première fois avec Idris Ier. Pur Arabe ayant fui
l'Irak où il s'était révolté contre le calife Haroun al-Rachid, qui le fera
assassiner en 792, il marque son intégration en épousant une Berbère. Ce geste
symbolique est devenu depuis une tradition chez les monarques du royaume.
Fondateur de Fès et de la première grande dynastie marocaine, celle des
Idrissides (789-974), il fera flotter, de même que ses successeurs, la bannière
noire du chiisme. Les Fatimides (909-1171) se heurtèrent à des ulémas sunnites
de Kairouan, à des rebelles kharijites et aux Idrissides, mais finirent par
étendre leur domination à presque tout le Maghreb et à d'autres pays musulmans
dont l'Égypte, où ils fondèrent Le Caire, Al Qahira, « la Victorieuse » en
969, et la grande mosquée-université d'Al Azhar, puis poussèrent jusqu'à la Syrie avant
d'être renversés par l'illustre Saladin. Le fait mérite d'être souligné car
c'est la seule fois où l'expansion s'est faite d'ouest en est.
Le Maghreb sunnite de
rite malékite
Il reviendra à Youssef ben Tachfin, chef de
la tribu berbère des Sanhadja, implantée dans l'Adrar, au nord de l'actuelle
Mauritanie, de restaurer au Maghreb, à la suite d'un pèlerinage à
La Mecque, l'orthodoxie sunnite de rite malékite. Fondateur de la dynastie
des Almoravides, en arabe Al Mourabitoune (1050-1147) et de Marrakech
(1070), il a étendu son pouvoir jusqu'à la Kabylie , en Algérie, vaincu les Espagnols à
Zellaka (1083) et consolidé l'islam en Andalousie. Il a créé les ribat,
forteresses tenues par les mourabitoune, « moines-soldats »,
membres de confréries à la fois religieuses et militaires. Le sens de ce mot,
dont nous avons tiré marabout, a évolué. En effet, il s'applique depuis
longtemps déjà à de pieux personnages, guérisseurs et thaumaturges, dont on
recherche la protection ; il désigne, par extension, les sanctuaires où
ils sont enterrés et auxquels on se rend en pèlerinage.
L'École malékite a été fondée par Mâlik ibn
Annas (711-795), connu comme « l'imam de Médine », ville où il vécut
et où il s'attacha à codifier la Loi
Une autre dynastie berbère, issue du Rif, au
nord du Maroc, celle des Almohades (1147-1269), ou Mouwahidoune, les
« Unitaristes », eut pour mahdi « chef suprême »,
Ibn Toumart dont la doctrine visait à refaire sans concession l'unité de la oumma
ou communauté des musulmans. Aux cinq piliers de l'islam – la profession de
foi, la prière, l'aumône, le jeûne du mois de ramadan, le pèlerinage à
La Mecque – il en ajouta un sixième, le jihad, dans le sens de
guerre sainte, qui n'est pas canonique et n'a pas survécu à la dynastie. Selon
lui, il fallait la livrer impérativement aux mauvais musulmans avant même
d'attaquer les infidèles. Il a renversé les Almoravides et a combattu avec une
rare persévérance, imité par ses successeurs, l'appartenance du Maghreb au rite
malékite. Confirmant la thèse de Louis Gardet, Henri Laoust constate :
« Action missionnaire et action coercitive ne réussiront jamais à venir
pleinement à bout des forces vives de l'islam maghrébin : l'attachement à
l'école de l'imam Malik et aux forces populaires du soufisme ».
Confréries et zaouia
Parallèlement à l'islam officiel, un islam
populaire s'est en effet affirmé très tôt avec le soufisme ou mysticisme et son
succès perdure jusqu'à nos jours. Il repose sur les confréries, ou tarika,
que les Maghrébins appellent aussi zaouia, du nom des couvents où elles
sont installées, formant un réseau de mosquées, d'écoles, voire d'universités
et de lieux d'habitation. Les adeptes se placent sous la direction d'un
chef spirituel, cheikh, dont la fonction est héréditaire. Passons en
revue les principales zaouia.
Une des plus anciennes est la Shadhiliya , dont le
fondateur est né en Tunisie (1196) ; elle compte plusieurs branches dont la Isawiya , implantée en
Algérie par Muhammad ibn Isa (1465-1524), et la Darqawiy , fondée au
Maroc par le chérif idrisside Mawlay Darqawi (1760-1823). Une des plus
influentes est la Qadiriya
qui a vu le jour à Bagdad au XIIe siècle, mais qui a eu ultérieurement des
ramifications au Maghreb où elle a joué un rôle contre la conquête de l'Algérie
par la France ,
en 1830, et dont a fait partie l'émir Abd el Kader.
Citons aussi la Tijaniya dont le cheikh,
Ahmad Tijani, un homme du Sud algérien, prodigue son enseignement à Tlemcen en
1782, revient au désert puis gagne Fès où il se place sous la protection du
sultan en raison de l'originalité de sa doctrine. En effet, ses zaouia
pouvaient adopter, selon les régions, des positions politiques diverses et
donner d'elles une image correspondant à la réalité sociologique locale. C'est
ce qui explique la facilité avec laquelle elles se sont répandues au Maghreb et
en Afrique noire. Enfin, également assez récente, la Senousiya , d'Ali al
Sanousi (1787-1859), né en Algérie mais formé à Fès dans la Qadiriya. Après un
séjour en Orient, il s'installe en Cyrénaïque, dans le golfe des Syrtes, où il
fonde sa confrérie dont les zaouia s'étendront jusqu'au Soudan. Elle est
à l'origine d'un nouveau pouvoir dynastique au Maghreb, celui des Sénoussi, qui
permit à Idris Ier de créer, en 1918, le royaume de Libye, qui sera
renversé en 1969 par le colonel Kadhafi.
Colonisation et
indépendance
Le système tribal a plus profondément marqué
le Maghreb central – l'Algérie – que ses deux voisins, l'Ifriqiya – la Tunisie – et
En effet, à partir du XVIe siècle, les
Turcs ottomans ont occupé les pays du Maghreb à l'exception du Maroc, les
souverains successifs soutenus par le peuple ayant résisté à toutes leurs
offensives. Bien qu'étant des sunnites hanéfites, les Ottomans n'ont pas
cherché à imposer leur rite et ont coexisté avec les institutions malékites,
lesquelles, à leur tour, respectent ceux de leurs descendants, peu nombreux,
demeurés sur place après la colonisation. La présence française en Algérie
(1830-1962), en Tunisie (1881-1956) et au Maroc (1912-1956) a eu une
conséquence paradoxale : la plupart des ulémas et des chefs religieux
traditionalistes se sont ralliés au régime colonial par leur silence ou leur
inaction mais ont obtenu en contrepartie que le colonisateur n'interfère pas
dans le domaine religieux. En revanche, l'Algérien Ben Badis, célèbre pour sa
formule « L'Algérie est ma patrie, l'arabe ma langue, l'islam ma
religion », et le Marocain Allal el Fassi, chef du parti de
l'Istiqlal, « l'indépendance », soutenu par le sultan Mohamed V,
prôneront la lutte de libération pour défendre les valeurs arabes et
islamiques.
Les indépendances seront surtout l'œuvre de
modernistes occidentalisés, comme Habib Bourguiba en Tunisie, comme nombre de
chefs du FLN en Algérie ; une partie des membres de l'Istiqlal fera
scission pour créer l'Union nationale des forces populaires. Les islamistes
s'affirment à partir des années 1970, mais c'est là un sujet complexe qui
mérite d'être traité pour lui-même. Signalons cependant qu'ils s'inspirent de
l'idéologie des Frères musulmans d'Égypte et du fondamentalisme de l'Arabie
saoudite, même s'il arrive à certains de leurs chefs de se référer aux
Almohades ou de chercher à innover.
En Tunisie, le MTI, Mouvement de la tendance
islamique, toléré par Bourguiba pour faire contrepoids à la gauche, a été
réprimé pour ses excès ; le parti Ennahda qui en est issu s'est également
heurté au président Ben Ali. En Algérie, le système du parti unique jusqu'en
1988, les privilèges et la corruption de chefs militaires et de certains
dirigeants ont contribué à l'émergence de mouvements islamistes dont le
principal était le FIS, Front islamique du salut, actuellement interdit, et à
l'entrée en scène du GIA, – Groupes islamiques armés – qui, depuis 1991, a
massacré plus de cent cinquante mille personnes malgré une forte mobilisation
militaire. Des partis islamistes modérés siègent à l'Assemblée nationale mais
leur idéologie est en perte de vitesse et le président Bouteflika s'efforce
d'établir la « concorde civile ». Au Maroc, enfin, les groupes
islamistes ont progressé dans les quartiers pauvres des grandes villes mais
leur influence est limitée par le rôle de Commandeur des croyants de Momamed
VI.
Paul Balta
Bibliographie
-Le grand Maghreb. Des indépendances à l’an 2000
Paul Balta
-L’Islamisme au Maghreb : Tunisie, Algérie, Libye,
Maroc
François Burgat
Payot, Paris, 1995
-L’Islam, religion et communauté
Louis Gardet (Présentation de Malek Chebel)
Desclée de Brouwer, 2002
-Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes de
l'Afrique septentrionale, 4 volumes
Ibn-Khaldoun
Paul Geuthner, Paris, 2000
-Histoire de l’Afrique du Nord. Des origines à 1830.
Charles-André Julien
Payot, Paris, 1994
-Le Maghreb face à l'islamisme : le Maghreb entre
tentations autoritaires, essor de l'islamisme et demandes démocratiques
L’Harmattan, 1998
Abderrahim Lamchichi
-Les schismes en islam
Henri Laoust
Payot, 1983
-Histoire du Maghreb
Abdallah Laroui
Source: Revue Clio