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Carnets berbères et nord-africains
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30 janvier 2008

Le bagne secret de la France coloniale

Révélations sur une «prison sans barreaux» entre Béchar et Tindouf

Nicolas Sarkozy et une partie de la classe politique française ont beau plaider l'avenir franco-algérien, le passé n'en finit pas de se rappeler au souvenir. Périodiquement, la guerre, longtemps «sans nom», révèle un pan inconnu ou, à tout le moins inédit, des «événements d'Afrique du Nord».

Dernière page inédite en date, un voyage poignant dans le bagne militaire de Tinfouchi au fin fond du Sud-Ouest algérien. Spécialiste des questions militaires du conflit algérien, le professeur Jean-Charles Jauffret en livre le «dossier secret» dans la dernière livraison de «Guerre d'Algérie magazine».

Professeur à l'Institut d'études politiques d'Aix-en-Provence, Jean-Charles Jauffret dirige au CNRS un programme de recherches intitulé «Mémoires des combattants français de la guerre d'Algérie». Signataire de plusieurs ouvrages, il a publié en 2005 «Ces officiers qui ont dit non à la torture», un livre coédité en Algérie sans son introduction. Une coupe synonyme aux yeux de l'auteur de censure. Rappel de contexte et récit circonstancié à l'appui, l'historien apporte une nouvelle pièce à conviction sur l'arsenal répressif de la guerre d'Algérie. A l'image des exécutions sommaires, des enlèvements et de la gestion «politique» de la chaîne de la torture, Tinfouchi fait partie des secrets les mieux gardés de la séquence algérienne.

La chape de plomb et les manœuvres dilatoires des gouvernements de la IVème et Vème République ont maintenu un voile épais sur un «enfer» qui n'osait pas dire son nom. Le lieu perce le secret militaire un an jour pour jour après le retour au pouvoir du général de Gaulle.

Le 13 mai 1959, Raymond Guyot, un sénateur communiste de la Seine - ancienne circonscription regroupant Paris et ses banlieues immédiates -, s'empare de la parole et interpelle le ministre des Armées, Pierre Guillaumat. Sa question orale résonne douloureusement sous les lambris du Palais du Luxembourg.

  Sur la foi de doléances de militaires du contingent d'obédience communiste, le sénateur révèle l'existence, en plein désert, d'un bagne militaire. La sémantiquement correcte des armées le désigne sous le vocable de «compagnie disciplinaire d'Afrique du Nord». Le site a fait l'objet à chaud (1959) d'un dossier dans La Défense, le mensuel du Secours populaire français.

Depuis, victime d'un silence pesant, Tinfouchi s'est inscrit sur la liste des «plus grands oublis de cette guerre d'Algérie qui n'en finit plus d'étonner par ses déviances en marge de la légalité républicaine», explique le professeur Jauffret. L'historien auquel on doit, entre autres, un éclairage exhaustif sur le contenu des archives militaires s'est livré à une patiente recherche sur le bagne. A défaut d'archives militaires et institutionnelles disponibles, il a interrogé des «pensionnaires» du camp et consulté des fonds privés (courriers, photos). Cette matière lui a permis de restituer «la réalité d'une prison sans barreaux», opérationnelle entre juin 1958 et juin 1962.

Installé à mi-chemin entre Béchar et Tindouf, le bagne a abrité des «soldats du refus», ces militaires de gauche qui ont refusé de prendre les armes en Algérie, et des cas disciplinaires. Enclavé dans un des endroits les plus désertiques de la planète, il était exposé aux pires fluctuations climatiques. «Une telle amplitude thermique et l'isolement total au coeur des sables brûlants garantissent contre toute tentative d'évasion».

Dans une missive adressée à ses proches, Lucien Fontenel, un appelé encarté communiste, rappelle une histoire à faire dormir debout. Un jour, les militaires en charge des lieux invitent des «pensionnaires» à prendre connaissance, lors d'une sortie, du sort cruel promis aux évadés. Une manière de les mettre en garde contre toute tentative similaire. Selon le récit macabre de Lucien Fontenel, ils découvrent les corps de cinq à six camarades «morts de soif et grillés par le soleil» ou encore «déchiquetés par les hyènes et les chacals».

Toute la cruauté de Tinfouchi et sa nature de bagne impitoyable sont dans ce détail du récit de Lucien Fontenel : pendant plusieurs jours, le commandement de la «compagnie disciplinaire d'Afrique du Nord» n'a fait aucune recherche, ni aucune chasse aux fuyards. En bon connaisseur des lieux, il n'avait pas le moindre doute sur l'implacable «verdict du désert».

Preuve du secret qui entoure son existence, Tinfouchi brille par son silence dans la paperasse officielle. «Un seul document administratif y fait référence, précise le professeur Jauffret, son JMO ou Journal des marches et opérations, à présent incommunicable» aux archives militaires. Détail qui ne trompe pas, les éléments d'informations contenues dans le JMO brillent par leur rareté. L'historien a retrouvé la trace d'une lettre datée du 10 novembre 1959 et signée du ministre des Armées, Pierre Guillaumat.

Destiné au général Maurice Challe, commandant en chef des forces armées français en Algérie, le courrier ministériel assigne un rôle à Tinfouchi. «Il vous est loisible de diriger vers la compagnie spéciale d'Afrique du Nord, aussitôt intervenu l'avis du Conseil de discipline, ceux que l'intérêt supérieur de la discipline générale commande d'écarter rapidement de leur corps».

«Dans ce bagne au milieu du néant, rappelle Jean-Charles Jauffret, la Vème République a connu ses lettres de cachet et l'embastillement arbitraire pour cinq politiques français», allusion aux soldats du refus de la guerre d'Algérie. «Saura-t-on un jour ce qu'il est advenu des disciplinaires algériens ? Dans ce Sahara des débuts de la Vème République hors de toute indiscrétion et en toute impunité, à côté des sites consacrés à l'exploitation pétrolière, aux essais nucléaires et aux armes et engins spéciaux garants de la souveraineté nationale, en référence aux sites de Tindouf et de Tinfouchi reliés par piste routière, il est à présent possible d'ajouter un pôle disciplinaire, oublié lors des Accords d'Evian et envoyé aux oubliettes de l'Histoire».

Source: Le Quotidien d'Oran
Edition du Mercredi 30 janvier 2008

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