Littérature des Français d'Algérie
[Nous attirons
l’attention du lecteur sur l’emploi du mot « Algérien » dans ce texte. Il
désigne les Européens d’Algérie selon le sens courant qu’il a gardé pour eux et
dans leur usage jusqu’à la guerre]
Jusqu’en 1830 il est peu question de l’Algérie dans les lettres
françaises, sinon à travers une « littérature de captifs et de rachats »,
souvenirs d’enlèvements et d’esclavage. Après la conquête ce sont d’abord les
militaires qui s’y intéressent dans leur correspondance ou leurs souvenirs. Si
quelques écrivains de talent, Balzac, Lamartine, Hugo, Les Goncourt, F.Jammes,
J.Lorrain, entre autres, en parlent ce n’est qu’en passant et plutôt sur le
mode anecdotique. Théophile Gautier signe un Voyage pittoresque en Algérie et
Fromentin Un été dans le Sahara et Une année dans le Sahel. On ne peut oublier
aussi le Tartarin de Tarascon de Daudet, Au soleil de Maupassant, Alger de
Feydeau. Mais il faudra attendre le début du 20ème siècle pour que naisse une
littérature des Français d’Algérie.
On peut,
ainsi, distinguer trois grandes périodes dans la production littéraire. Jusque
vers 1900 elle est surtout le fait d’auteurs extérieurs au pays et reste,
encore, dominée par une recherche d’exotisme. Gabriel Audisio note, avec
pertinence, la différence entre une littérature « sur » l’Algérie, faite par
des écrivains du dehors et la littérature faite « par » les écrivains natifs de
l’Algérie ou qui y vivent. Parmi les premiers, ceux que A.Dupuy appelle « les
voyageurs traqués » André Gide, Isabelle Eberhardt, Henry de Montherlant sont
surtout fascinés par le pays où, partis plutôt à la recherche d’eux-mêmes, ils
trouvent un climat naturel et moral propice au rétablissement de leur être tout
entier.De 1898 jusque vers 1930,c’est le temps des algérianistes:dans la
logique de l’avènement d’un peuple « neuf» à l’identité propre, des
observateurs attentifs de ce peuple vont s’attacher à le faire connaître de
l’intérieur et à affirmer sa personnalité, son originalité. A partir de 1935
l’école d’Alger remettra en cause ces choix au profit d’un universalisme
méditerranéen.
De 1894 jusqu’en 1920, Musette, pseudonyme de Gabriel Robinet, publie, chaque semaine, en petits fascicules à deux sous, Les aventures, dits et contredits du picaresque Cagayous, titi d’Alger. Dans une langue qui se veut celle du cru et à travers des aventures burlesques, il brosse un tableau de la vie quotidienne des petites gens d’Algérie au début du siècle. Mais son aire d’audience ne dépasse guère Alger.
Louis Bertrand, né en Lorraine, découvre l’Algérie
comme jeune professeur à Alger, mais séduit par le pays et ses habitants, il
leur consacre une œuvre copieuse qui apparaît avec le recul comme le véritable
début d’une littérature spécifique. Il fait du mythe de l’Afrique latine l’un
des principaux thèmes de son œuvre et défend l’existence d’une tradition latine
africaine continuée par les néo-latins, venus reprendre le flambeau de leurs
ancêtres. Fasciné par ce « peuple neuf » né d’un brassage des races, il
s’attache à le décrire avec sympathie dans des peintures de « caractères » typiques.
Le Sang des Races ( 1899) est le récit des aventures et des amours du roulier
Rafaël et de ses compagnons entre Alger et Laghouat, Dans La Cina (1901), le
romancier montre la colonisation à l’œuvre, la mise en valeur de la terre,
Pépète et Balthazar (1904)(ou
Pépète-le-bien-aimé) est le livre de la présence
espagnole en Algérie. La Ferme dans la brousse (1930) « n’est qu’un épisode
entre mille de la lutte incessante que nos colons algériens ont à soutenir
contre l’hostilité de la nature et des hommes »(avant-propos). L’œuvre
algérienne de Louis Bertrand présente un intérêt psychologique et social, mais
aussi documentaire, elle illustre un moment de l’économie, de la politique, de
la transformation ethnique de la colonie. Le premier, il a mis en relief les
traits « sui generis » du tempérament algérien. Avec lui entrent dans le champ
d’observation de l’écrivain le colon, l’homme du peuple, l’homme du bled…Sous
son influence, une pléiade de jeunes écrivains vont affirmer que la colonie a
atteint sa majorité littéraire.
« Les
Algériens par eux-mêmes » pourrait être le sous-titre des œuvres des
Algérianistes. De jeunes auteurs du cru, sous la houlette de Jean Pomier, Louis
Lecocq, Robert Randau, lancent le mouvement algérianiste qui recherche, en
réaction contre tous les exotismes, une expression littéraire spécifiquement
algérienne qui manifeste une personnalité originale. Ils créent l’Association
des Ecrivains Algériens (1920), le Grand Prix littéraire de l’Algérie (1921),
la revue Afrique (1924). La préface du recueil de nouvelles Notre Afrique
s’affiche comme le manifeste du mouvement. Charles Hagel, René Hugues,
Ferdinand Duchêne, John-Antoine Nau, Stephen Chaseray, R.Marival, Charles
Courtin, Marcello Fabri, Paul Achard, entre autres, appartiennent à cette
génération dominée par l’œuvre puissante de Randau qui voulait « créer une
conscience intellectuelle de l’Algérie ».
« Le premier devoir, écrivait-il, devoir de
l’écrivain algérien est de se rappeler qu’il est un apôtre de la plus belle
Algérie ». Les quatre romans « de la patrie algérienne » de Randau : Les Colons
(1907), Les Algérianistes (1911), Cassard le berbère (1920), Le professeur
Martin, petit bourgeois d’Alger(1935) proposent un portrait expressif du type «
algérien », sans pour autant négliger de représenter aussi les autochtones.
Quelques individualités indigènes paraissent s’agréger à cette littérature
spécifique, Abdelkader Hadj Hamou (Abdelkader Fikri) écrit une nouvelle, Le
frère d’Etthaous dans le recueil Notre Afrique qui regroupe des textes
algérianistes et signe avec R.Randau Les Compagnons du Jardin, essai sur les
contacts franco-musulmans, « haut bréviaire de fraternité algérienne » et, en
1930, Mohammed Ould Cheikh participe à une anthologie poétique. Sans se
rattacher à aucune école, des femmes, à cette époque, proposent une peinture
des autochtones, Elissa Rhaïs, Maximilienne Heller, Magali Boisnard, Marie
Bujéga, Lucienne Favre, Maraval-Berthoin. A.Truphémus décrit la difficile
coexistence entre société européenne et société musulmane dans Ferhat,
instituteur indigène. Ces écrivains, toujours inspirés par une profonde
connaissance et un amour passionné de leur terroir, offrent une représentation
de la colonie du point de vue ethnique comme du point de vue économique.
Aux alentours de 1935, c’est
autour d’Albert Camus et de la librairie-édition « les vraies richesses » d’Edmond Charlot que se
concrétise une nouvelle sensibilité. L’Ecole d’Alger, l’Ecole nord-africaine
des Lettres ou l’Ecole méditerranéenne d’Alger ou encore Méditerranée vivante
(même si ces appellations sont souvent rejetées parce que trop formelles)
rassemble, peu avant la guerre, une nouvelle génération soucieuse de dépasser
par un universalisme méditerranéen la problématique trop étroitement algérienne
de la génération précédente. Les œuvres de Gabriel Audisio, Albert Camus,
Emmanuel Roblès, René-Jean Clot, Jean Amrouche, Jules Roy, Claude de
Fréminville, Max-Pol Fouchet et, plus jeunes, Marcel Moussy, André Rosfelder,
Jean-Pierre Millecam, Jean Pélégri, entre autres, nourrissent une période
littéraire particulièrement féconde. Notons que c’est aussi la véritable naissance
d’une littérature d’autochtones qu’illustrent Mouloud Feraoun, Mohammed Dib,
Mouloud Mammeri.
Dans les années 50, et comme une amorce de ce que
sera une partie de l’expression littéraire
d’après 1962, des écrivains évoquent le
passé de leur terre à travers l’histoire des
pionniers. Au pays de la mort jaune (1947), de Lucienne Jean-Darrouy,
décrit les difficiles débuts du peuplement
français en Mitidja. Dans Arcole ou la terre promise (1954),
Marcel Moussy retrace la fondation d’une de ces « colonies
agricoles » de 1848, composées de Parisiens qui,
volontairement ou non, venaient tenter leur chance en Algérie.
Avec La Fontaine Rouge, Jeanne Montupet brosse « une histoire
naturelle et sociale d’une famille algérienne »
depuis 1837.
Il faut reconnaître que ce
qu’écrivaient les Français d’Algérie
n’a guère « dépassé le môle
d’Alger », comme disait Charlot, et si les écrivains
de la génération autour de Camus sont connus du grand
public ce n’est que très rarement pour leur œuvre
« algérienne ». Qu’en est-il aujourd’hui
? Une certaine redécouverte littéraire de ce temps
colonial se manifeste, comme en témoigne, par exemple, la
réédition groupée de romans coloniaux par des
collections populaires comme « Omnibus » ou «
Bouquins ». Un autre phénomène mérite
intérêt, celui d’une production littéraire
actuelle. Une « littérature des Français
d’Algérie » aurait pu s’inscrire dans les
limites de leur présence sur cette terre et disparaître en
1962, or, paradoxalement, ceux qui ne s’appellent plus
eux-mêmes « Algériens » mais qu’on
appelle désormais « Pieds-noirs » vont, au
contraire, se mettre à écrire d’une manière
aussi surprenante qu’abondante. Mais ceci est une autre histoire !
Louis Bertrand : « Pour la première
fois une race neuve prend conscience d’elle-même…ces
Jeunes-Africains…s’éloignent de plus en plus du
vieil exotisme romantique…(qui) nous apparaît comme une
déformation et une mutilation systématique du
réel…Sans négliger le passé [les romanciers
coloniaux] ont daigné accorder un regard au
présent…En face de l’indigène, ils ont
dressé le colon. Le colon existe à leurs yeux. Son effort
les intéresse et même les passionne…Nos
Algériens…veulent…créer une
littérature algérienne, bien locale, originale et
indépendante… Un trait commun…les
différencie des ordinaires écrivains coloniaux et aussi
des antiques paladins de l’exotisme : c’est qu’ils
sont, en Afrique, les fils du sol, c’est qu’ils y sont chez
eux…Et ainsi c’est leur pays qu’ils nous
décrivent…Les histoires qu’ils nous racontent, ils
en connaissent parfaitement tous les dessous ; leurs personnages et les
spectacles qu’ils nous peignent leur sont familiers. Ils ont un
grand désir de faire vrai, de peindre un milieu vrai et non plus
romancé ou poétisé par une fantaisie de touriste.
» (Préface à Notre Afrique)
Jean Pomier :
Algériennement « Nous sommes Algériens et rien de ce qui est Algérien ne nous
sera étranger. A le différence des penseurs de la Métropole qui s’enferment,
pour la plupart, dans l’altier dédain de leur temps, nous croyons que la
meilleure et la plus riche façon d’œuvrer, c’est de ne rien négliger des
décors, des aspects et des forces de la vie…philosophie de Force et de
Mouvement…qu’il nous a paru nécessaire de dresser aux frontons de l’art français
d’Algérie. Par application de ce principe, nous considérons comme nôtre tout le
mouvant domaine algérien: Politique générale, économie politique, rapports
ethniques, mêlées d’âmes, le rue, la ville et le bled, l’homme, la terre et la
mer, l’Algérie d’Icosium et celle d’El-Djezaïr. Notre critique s’efforcera
d’élucider toutes choses pour intégrer leur beauté en notre Art : « Nihil
Algerianum a me alienum… » (Manifeste du mouvement algérianiste)
Gabriel Audisio : « Ah ! Qu’on nous fasse grâce de la trop facile latinité...! Je regarde bien ma race et je trouve qu’elle n’en conserve pas grand-chose… mon peuple a de multiples visages comme tout ce qui vit, et son authenticité repose, comme toutes les vérités, sur un amalgame d’antécédents suspects…Il ne fait pas de doute pour moi que la Méditerranée soit un continent, non pas un lac intérieur, mais une espèce de continent liquide aux contours solidifiés. Déjà Duhamel dit qu’elle n’est pas une mer mais un pays. Je vais plus loin, je dis : une patrie. Et je spécifie que, pour les peuples de cette mer, il n’y a qu’une vraie patrie, cette mer elle-même, la Méditerranée. Et c’est pourquoi je dis : la patrie « Méditerranée », en redonnant à ce qualificatif le force centripète que « méditerranéenne » a complètement perdue » (Jeunesse de la Méditerranée, Gallimard, 1935)
Albert Camus / Dans une conférence faite le 8
février 1937, à la Maison de la Culture d’Alger,
A.Camus définit ce qu’il appelle « la nouvelle
culture méditerranéenne » « Toute
l’erreur vient de ce qu’on confond
Méditerranée et Latinité et qu’on place
à Rome ce qui commença dans Athènes ». La
création de la revue Rivages, revue de culture
méditerranéenne concrétise ce projet de
définir « le visage d’une culture dont nous savons
seulement qu’elle est…Rivages ne représente pas une
école. Et sans doute à contempler toujours le même
gonflement de la mer dans une baie toujours semblable, il est
impossible que des hommes ne se créent pas une
sensibilité commune. Mais leurs différences n’en
sont pas limitées et c’est à la fois cette
communion et ces oppositions que Rivages tentera de figurer. De
Florence à Barcelone, de Marseille à Alger tout un peuple
grouillant et fraternel nous donne les leçons essentielles de
notre vie. Au cœur de cet être innombrable doit dormir un
être plus secret puisqu’il suffit à tous.
C’est cet être nourri de ciel et de mer, devant la
Méditerranée fumant sous le soleil, que nous visons
à ressusciter…Les esprits les plus divers, grands
écrivains et inconnus d’hier, trouveront un terrain de
rencontre »
Bibliographie générale sommaire
·Dupuy Aimé, L’Algérie dans les lettres françaises, Editions universitaires, Paris, 1956
·Grenaud Pierre, La littérature au soleil du Maghreb, l’Harmattan, Paris, 1993
·Memmi Albert, Ecrivains francophones du Maghreb, Paris, Seghers,1985
·Tailliart Charles, L’Algérie dans la littérature française, Paris, Editions Chamapion, 1925
Lucienne Martini
lucienne.martini@wanadoo.fr
Source: SIELECT
Lire aussi:
Journal 1902-1924 , d'Aline R. de Lens
Guy Riegert
"Tiens Forestier !" , Maupassant et la colonisation
Roger Little
Deux
visions de la Tunisie à l'ère coloniale : André
Demaison, La Revanche de Carthage (1934), Andrée Viollis : Notre
Tunisie (1939)
Jean-François Durand / Montpellier III
René Euloge entre
tradition berbère et modernité colonial
Gérard Chalaye / Université
de Rennes
Littérature
de l'ère coloniale au Maroc
Guy Riégert / Montpellier
III
Littérature
des Français d'Algérie
Lucienne Martini
L'Afrique du
Nord dans la littérature belge
Jacques Marx / Université Libre de
Bruxelles