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Carnets berbères et nord-africains
Carnets berbères et nord-africains
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20 avril 2008

Chronique bibliographique

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Kamel Boukhchem et Gabrielle Varro

Benrabah, Mohamed. – Langue et pouvoir en Algérie. Histoire d’un traumatisme linguistique. Paris, Séguier, 1999, 350 p. (« Les Colonnes d’Hercule »).

Au mois de mai 2001, le Président de l’Algérie s’est adressé au peuple algérien sur les médias nationaux, en arabe classique. Pourtant, ce sont les graves « événements » de Kabylie qui étaient au centre de son allocution. L’exaspération de certains auditeurs (enregistrée par la presse algérienne et française, comme dans les rues d’Alger et de Paris) en dit long sur l’inadéquation de la langue choisie à la crise vécue, et pointe le contenu « nationaliste » d’un discours qui se voudrait « national ». Ce choix de langue frappe d’autant plus qu’il équivaut à un choix d’interlocuteurs, et donc, à l’exclusion d’autres. Pédagogiquement parlant, on ne peut pas dire que M. Bouteflika se soit adressé aux citoyens de l’Algérie mais seulement à une fraction d’entre eux : ceux qui comprennent l’arabe classique le plus châtié. Et psychologiquement parlant, même ceux qui entendent cet arabe particulier ont pu se sentir exclus ou offensés par ce choix : par exemple les berbérophones, qui luttent depuis des années pour la reconnaissance officielle de la langue berbère dans le pays.

L’exclusion était d’autant plus cuisante que ce président n’a même pas cherché à parler aux Kabyles : il a parlé des Kabyles comme d’un tiers absent, un étranger ou un « radicalement autre ». L’enjeu est tel que, même dans un cas où, clairement, il aurait été plus diplomatique (et plus humain) d’opter pour le dialogue, c’est-à-dire pour la langue parlée dans la région concernée ou au moins pour l’arabe algérien que tout le monde comprend, le pouvoir ne lâche pas la langue du pouvoir. Quel est donc cet enjeu ?

Le livre de M. Benrabah s’attache à expliquer comment une langue, qui a servi à regrouper un peuple dans la résistance contre le colonisateur, a pu ne pas servir ultérieurement, ni à l’unité nationale ni au développement du pays libéré. Bien que devenue l’étendard de l’indépendance, la langue « arabe », au moment de la reconstruction, après la guerre, et malgré la force de son pouvoir symbolique, a failli. C’est à cette jonction historique, à ce moment crucial, où tout aurait pu en aller autrement, que l’auteur situe le « traumatisme linguistique » (voir son sous-titre), qui, selon lui, est à l’origine de la tragédie algérienne que nous connaissons aujourd’hui, « une tragédie que l’on évalue entre 70 000 et 100 000 morts » (p. 24).

Pour comprendre ce gâchis, il faut aller à la source du mal lui-même : « l’instauration, dès l’indépendance en 1962, du totalitarisme politique » (p. 21). « Pourtant, après 1962, le respect qu’elle [l’Algérie] inspirait était en grande partie dû, d’une part à son combat héroïque dans une guerre d’une rare violence, et, d’autre part, à l’absence de haine à l’encontre du non musulman, de l’étranger, français notamment » (p. 23).

Au sortir de la guerre d’Indépendance (1962), l’absence de haine de l’étranger, et notamment du Français, corrèle, dans un étroit rapport dialectique, avec la liberté d’expression et l’estime de soi. Mais, lorsque l’expression n’est plus libre, c’est-à-dire lorsque les Algériens ne peuvent plus s’exprimer dans leur(s) langue(s), la haine de soi s’installe, produisant la haine de l’étranger (du Français). Cet état de choses est survenu très rapidement, avant la fin des années soixante, avec la politique dite d’arabisation.

M. Benrabah appelle l’arabisation un « totalitarisme politique » ; pour bon nombre d’observateurs extérieurs, elle pourrait, au contraire, apparaître comme la revendication légitime d’un peuple libéré de l’oppression coloniale. Une langue utilisée comme symbole et outil de l’unité nationale n’est pas vraiment une idée neuve pour le lecteur français. Ce lecteur, s’il est peu informé sur la situation spécifique de l’Algérie (le cas de la plupart d’entre nous), demeure perplexe : est-ce que l’arabisation n’est pas une bonne chose ? L’arabe n’est-il pas la langue des Arabes ? Les Algériens ne sont-ils pas des Arabes ? Nous savons qu’une partie de la population n’est pas arabe et arabophone mais kabyle et berbérophone. Il faut ajouter à cette information les chiffres donnés par M. Benrabah : en 1954, après 120 ans d’occupation coloniale, seulement 300 000 des dix millions d’Algériens comprennent et lisent l’arabe classique. La langue maternelle de la vaste majorité des gens est l’arabe populaire (à plusieurs variétés mutuellement intelligibles) ou le berbère (tamazight), dont les variétés ne sont pas toutes intercompréhensibles. Or l’arabisation consiste à enseigner et imposer l’arabe classique, à savoir une langue essentiellement écrite qui n’est toujours pas comprise par la plus grande partie de la population.

Comme beaucoup d’autres pays – dont la France –, l’Algérie a été un lieu d’invasions à répétition et donc un « carrefour de civilisations ». Autre conséquence, la pluralité linguistique y règne depuis l’Antiquité. Les premiers habitants du Maghreb furent les Berbères (que les Grecs et Romains désignaient par le terme de « Numides »). La langue berbère est vieille de 5 000 ans mais les inscriptions anciennes attestent le fait que les Berbères ont toujours écrit dans la langue des conquérants, dans un alphabet qui vient probablement des Phéniciens, originaires du Liban actuel (p. 28). Avec l’occupation romaine, « certaines couches sociales se romanisent et adoptent la langue latine. Face à cette population berbère romanisée, les Romani, on trouve les Mauri (ou Maures), montagnards non romanisés » (p. 29). Comme ailleurs, aussi, la bipolarisation était (et reste) forte entre ville et campagne. Avec l’invasion arabe venue du Moyen-Orient, les citadins adoptèrent l’islam (pour se protéger contre les attaques des nomades) et progressivement la langue arabe, devenant bilingues (bilinguisme transitoire), ce qui n’est guère le cas des ruraux. Même si ceux-ci se sont largement convertis à l’islam et ont souscrit à l’idée que le Prophète ait transmis le Coran à Mahomet en arabe (langue sacralisée1), ils continuent d’utiliser leur langue propre, le berbère.

Phéniciens, Romains, Vandales et Byzantins, Arabes, Portugais, Espagnols, Turcs : le brassage des langues, le « métissage linguistique », est intense, donnant lieu à un arabe algérien (et maghrébin en général) qui s’est perpétué jusqu’à nos jours et qui reste une langue d’ouverture.

Il est clair que cette diversité linguistique influe considérablement sur l’arabe local. Celui-ci, venu à l’origine du Moyen-Orient, a naturellement évolué de façon substantielle avec le temps pour se transformer et acquérir sa propre spécificité. Il serait juste de rappeler que l’arabe maghrébin en général, et algérien en particulier, se distinguent de leurs cousins proche-orientaux du fait de la présence, au moment de la conquête arabe, de « substrats » différents sur lesquels sont venus se greffer les nouveaux idiomes. Alors que les parlers du Maghreb reflètent une profonde influence berbère, ceux du Proche-Orient ont des caractéristiques araméennes (p. 43).

L’arabisation, à l’Indépendance, pouvait apparaître comme l’expression de la nouvelle Algérie, libérée de la colonisation française. Benrabah retrace l’histoire de ce qu’il analyse comme un coup d’État dans l’État car, explique-t-il, afin de « récupérer l’âme algérienne par les Algériens » (p. 25), un petit groupe d’hommes2 a pris les commandes par la force et a mis au point toute une panoplie de politiques pour accaparer et conserver le pouvoir, dont celle dite d’arabisation. En utilisant l’expression « âme algérienne » – récurrente à travers le livre3 –, l’auteur nous fait comprendre que l’arabisation n’est pas seulement une politique linguistique : elle vise l’être tout entier, l’identité des Algériens, comme une forme extrême d’assimilation.

Certains critiques ont parlé de « brûlot » au moment où le livre de M. Benrabah est paru. Il épouse toutefois un mouvement qui le rend moins polémique qu’il ne paraît d’abord. Bien qu’il s’agisse d’une attaque en règle contre l’arabisation, en effet, l’auteur argumente en linguiste, son présupposé étant que toutes les langues sont égales et qu’il n’y a pas de langue sacrée. Son analyse repose sur une démonstration basée sur ces deux idées fortes qui font que, même si l’arabe est une grande langue, il faut combattre la politique linguistique qui le sacralise, au nom du rôle qui lui a été dévolu et des dégâts que cette politique a entraînés.

La politique d’arabisation signifie, dans le contexte actuel, le refus de la réalité et du plurilinguisme algériens, c’est-à-dire du mélange, du dialectal et de la différenciation sociale liée aux langues. L’arabe classique, coranique ou littéraire, enseigné comme langue « haute », ne permet pas de structuration identitaire individuelle, étant trop distant des usagers. En cherchant à réintroduire l’arabe classique, dans une diglossie où il remplacerait l’hégémonie de la langue coloniale (le français), comme langue de l’élite, donc, face aux langues du peuple (l’arabe populaire et le berbère), cette politique « d’arabisation » rappelle et réitère l’action des conquérants venus d’Arabie au VIIe siècle après J.-C. répandre l’islam. Certes, l’arabe a pu un temps cristalliser les forces de résistance à la France, parce que la langue française, qu’il devait supplanter, symbolisait le pouvoir du colonisateur. Mais une fois la victoire obtenue, il y a eu un ratage : les diverses langues, dont le berbère, mais aussi les variétés d’arabe algérien parlées par tous ceux qui ont libéré l’Algérie, ont été ignorées par les nouveaux décideurs qui ont fini par créer un État islamique parlant l’arabe classique. Loin d’être la libération du peuple et la valorisation des langues locales, l’arabisation représente ainsi une nouvelle colonisation.

Notes

1 Liée à la religion qu’il véhicule, venue du Moyen-Orient, la sacralisation de l’arabe l’accompagne dès ses débuts dans les régions du Maghreb.

2 Par exemple, le ministre de l’Éducation de l’époque (1967)…

3 La notion apparaît dès la préface (p. 25), et à nouveau lorsque M. Benrabah évoque les savants berbères qui écrivent en latin, qui « insufflent à cette langue un souffle nouveau et une âme nord-africaine » (p. 30). Le plus célèbre des Berbères latinisés était saint Augustin de Thagaste.

Pour citer cette recension

Kamel Boukhchem et Gabrielle Varro,  Benrabah, Mohamed. – Langue et pouvoir en Algérie. Histoire d’un traumatisme linguistique. Paris, Séguier, 1999, 350 p. (« Les Colonnes d’Hercule »)., Cahiers d'études africaines, 163-164, 2001
http://etudesafricaines.revues.org/document132.html

Source: Études africaines

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