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Carnets berbères et nord-africains
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4 janvier 2008

La guerre des mémoires et “l'article 4"

“Liberté pour l’histoire” est aussi une association fondée par René Rémond et présidée, après la disparition de ce dernier par Pierre Nora, appuyé notamment sur le plan juridique (car on en est là !!!) par Françoise Chandernagor. Pour en savoir plus, allez sur (site en construction, adresse dans quelques jours) ou laissez moi un message à iceg@noos.fr.

                               

“Liberté pour l’histoire”  a été crée à l’occasion de la controverse sur”l’article 4” Voici la communication par laquelle je présentais cette controverse à des Africains et des Américains. En bas de cette page, vous pourrez accéder à d’autres textes sur des sujets connexes.

FRENCH COLONIAL HISTORY SOCIETY

SOCIÉTÉ D’HISTOIRE COLONIALE FRANCAISE

               

La guerre des mémoires et “l'article 4"

Yves Montenay, Dakar, 19 mai 2006

Préambule

               

Je tiens à dire à mes amis sénégalais que je suis particulièrement heureux de revoir leur pays, que le président Senghor, amis de ma famille, m’avait fait visiter en 1976 pour que je présente à ses citoyens le lancement du « planning familial » rendu nécessaire tant par l’explosion démographique que pour la santé des mères et des enfants. Comme je l’ai fait depuis, je profiterai de ce colloque pour écouter ceux qui me permettront d’améliorer la présentation du Sénégal que je fais à mes étudiants.

Communication                      

L’« article 4 » dont il va être question est celui de la loi n° 2005-158 du 23 février 2005 (J.O n° 46 du 24 février 2005 page 3128) portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés. Cette loi vise essentiellement à indemniser les harkis et leurs familles et à leur accorder une certaine reconnaissance de la part de l’État français qu’ils ont servi. Son libellé est le suivant :

               

Les programmes de recherche universitaire accordent à l’histoire de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, la place qu’elle mérite. Les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. La coopération permettant la mise en relation des sources orales et écrites disponibles en France et à l’étranger est encouragée.

               

Ce n'est que progressivement que les enseignants s'y sont violemment opposés, les uns parce que, pour eux, la colonisation ne saurait avoir d'aspect positif, les autres parce que la loi n'a pas à définir la vérité historique. Par ailleurs, le texte de la loi, comme le contexte du vote montre qu’il s’agit d’une question intérieure française, qui se situe  dans le débat permanent (voir plus bas) de la mise en accusation du colonialisme comme critère, voire outil de la lutte politique interne (Yves Lacoste, en substance).

               

Je rajouterais que ce débat se déroule dans une certaine confusion autour de la question coloniale, laquelle est transmise d’une part aux enseignants par les recherches universitaires et d’autre part, et, de manière souvent opposée, par les témoignages. Ces derniers, aussi imparfaits soient-ils, donnent une vue beaucoup plus concrète de la situation d’alors et de sa grande variété (Yves Lacoste, idem). Il est d’ailleurs relativement facile de compenser le caractère partial et partiel de chaque témoignage par leur variété en veillant à en recueillir dans tous les camps. C’est ce que je pense avoir fait de mon mieux en profitant des médias de toute tendance depuis 1954 et en recueillant des témoignages locaux ainsi que des témoignages familiaux remontant à la fin du 19e siècle et allant du communiste soutenant Ho Chi Min au nationalisme traditionaliste soutenant Diem, en passant par des racistes « ordinaires » et de purs techniciens sans opinion ayant travaillé en Afrique, à Madagascar et aux Caraïbes. J’ajouterais que des témoignages plus sereins publiés récemment (Benjamin Stora, Gilbert Meynier, général Giap …) montrent que nous n’étions pas si mal informé à l’époque à condition, bien sûr, de varier nos lectures et nos écoutes.

               

C’est dans ce contexte national et personnel qu’il faut situer cette communication. En France, beaucoup d’intellectuels et certains partis politiques n’ont qu'une vue partielle et anachronique de la période de la colonisation (voir notamment mes interventions précédentes à FCHS). A ce titre, ils présentent une colonisation diabolisée, se caractérisant d'abord par le pillage économique et la répression, quitte à "victimiser" certaines populations. Signalons qu’une part de ces « victimisés » ressent comme concurrente la mémoire de la Shoa (Holocaust), profondément intégré dans l'enseignement officiel français et défendu par une communauté juive nombreuse (700.000 personnes ?). La concurrence entre ces deux mémoires est d'autant plus vive que les premiers sont en général pro-palestiniens, et les seconds en général pro-israéliens.

               

Ce schéma est compliqué, côté « colonial » par la sensibilité des groupes dont nous mesurerons le poids, « rapatriés » (dont une bonne part de la communauté juive) et autres. Je me propose donc d'abord de développer les points ci-dessus et ensuite d'exposer le débat qui s'est terminé en France par la disparition de cet article.

Le contexte

Le débat sur le colonialisme en France s’inscrit dans le champ politique interne tout d’abord pour des raisons électorales.

Les données électorales

Rappelons d’abord que les électeurs éventuellement sensibles à ce débat sont nombreux dans tous les camps : de 1945 à 2004, la population de la France métropolitaine a connu un solde migratoire de 6 millions environ (les chiffres sont très imprécis). L’apport migratoire (7 millions ?) est plus important que ce solde, car les nouveaux venus ont fait souche.

               

Il y a d’abord « les rapatriés ». Sur deux générations, ceux d’Algérie et leurs enfants  (les Pieds Noirs ») sont 1,5 million. Leurs homologues du Maroc sont 400 000, ceux de Tunisie 330 000, ceux d’Afrique sub-saharienne 330 000. Ceux venant d’Indochine ou d’ailleurs sont quelques dizaines de milliers. Il y a donc au total près de 3 millions d’ex-coloniaux résidant en France. Ils sont localement puissants et déclenchent dans leurs régions des commémorations "coloniales". Ce sont eux qui, avec les harkis, ont obtenu le vote de "l’article 4".

               

Côté ex-colonisés, il y a, toujours en comptant les descendants, environ 1,8 million de personnes d’origine algérienne, dont peut être 250.000 harkis ,1,2 millions de « Marocains »,  450.000 « Tunisiens ». Il faut y ajouter quelques 500.000 sub-sahariens et au moins autant d’Asiatiques, surtout Libanais ou Vietnamiens et Chinois d’Indochine, soit 4 millions et demi de personnes. Mais une bonne partie d’entre elles est psychologiquement ou politiquement proche des « rapatriés », que ce soit par opposition au régime de leur pays d’origine ou par « assimilation ». On peut penser à une bonne part des démocrates algériens ou vietnamiens, aux bourgeoises anticommunistes ou anti-FLN et aux Libanais ; de plus, outre les harkis, beaucoup de Vietnamiens et autres Indochinois ont servi dans l’armée française. Enfin beaucoup d’ex-colonisés ou descendants estiment que la colonisation est une histoire ancienne, et qui n’a d’ailleurs pas laissé que des mauvais souvenirs.

               

Sur le plan électoral et médiatique, il faut aussi compter avec la masse des enseignants et des personnes de milieu intellectuel ou professionnel voisin, qui renforce considérablement le « camp » de ceux se ressentant victimes de la colonisation. Ce sont d’ailleurs les enseignants qui ont lancé le débat, se sentant directement visés.

               

Le poids électoral, réel ou fantasmé, de ces différents groupes explique l’intervention des politiques dans le débat, vote des députés « des rapatriés » d’abord, réaction des partis de gauche ensuite et arbitrage final plus que prudent du président.

La part des relations internationales

Accessoirement, le contexte international a rajouté quelques passions : la condamnation par l’ONU du « colonialisme » français à Mayotte a décrédibilisé le discours anti-colonial, d’autant que l’île d’Anjouan a demandé le même traitement, au grand embarras de Paris. Les informations sur la situation actuelle de bien d’ex-colonies vont dans le même sens.

               

A l’inverse, les nombreux Français, de droite comme de gauche, attachés aux bonnes relations avec l’Algérie ont été catastrophés par la controverse et ont poussé à son enterrement pour raisons diplomatiques, quelle que soit leur opinion sur le fond de la question. Et le président algérien a vigoureusement pesé dans ce sens. Les militants de la Francophonie ont eu une réaction analogue.

               

Ces considérations diplomatiques ont pesé dans la décision finale d’abrogation.

Les lois précédentes

Le débat a été compliqué par les précédentes « lois de mémoire »

La loi Taubira

Cette loi (n° 2001-434 du 21 mai 2001, J.O n° 119 du 23 mai 2001 page 8175) a reconnaissant la traite et de l’esclavage comme que crime contre l’humanité

               

Article 1er - La République française reconnaît que la traite négrière transatlantique ainsi que la traite dans l’océan Indien d’une part, et l’esclavage d’autre part, perpétrés à partir du xve siècle, aux Amériques et aux Caraïbes, dans l’océan Indien et en Europe contre les populations africaines, amérindiennes, malgaches et indiennes constituent un crime contre l’humanité.

               

Article 2 - Les programmes scolaires et les programmes de recherche en histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à l’esclavage la place conséquente qu’ils méritent. La coopération qui permettra de mettre en articulation les archives écrites disponibles en Europe avec les sources orales et les connaissances archéologiques accumulées en Afrique, dans les Amériques, aux Caraïbes et dans tous les autres territoires ayant connu l’esclavage sera encouragée et favorisée.

                               

Comme « l’article 4 », cette loi s’attaque aux « programmes scolaires et (aux) programmes de recherche en histoire et en sciences humaine ». Cette loi divise les « anti-articles 4 », les uns y voyant un précédent qui, même justifié, affaiblit leur position, et donc à abroger également, les autres voulant son maintien.

La loi Gayssot

La loi Gayssot du 13 juillet 1990, concerne, elle, la mémoire de la « Shoah ». Ce texte, voté à l'instigation de l'élu PCF Jean-Claude Gayssot, complète la législation contre les «actes racistes, antisémites ou xénophobes» et réprime le négationnisme et la contestation de «crime contre l'humanité». Plus encore que la loi Taubira, puisqu’elle interdit et réprime, elle divise les « anti-articles 4 . Ainsi, le 21 janvier 2006 un débat sur les lois de mémoire au Club Pollens a illustré l’opposition entre les signataires de la pétition "Liberté pour l'histoire" (voir plus loin) et les défenseurs de la loi Gayssot.

               

(http://www.eleves.ens.fr/pollens/seminaire/seances/lois-de-memoire/index-sans-SVG.html)

               

Pour être complet, il faut citer la loi du 29 janvier 2001 (relative à la reconnaissance du génocide arménien), qui, ne concernant pas la France, a fait moins de bruit. Il faut néanmoins rappeler l’importance de la « communauté arménienne » en France (difficile à évaluer du fait de son ancienneté) et, en sens inverse, le souci des relations avec la Turquie.

Les débats

Les médias se sont emparés de la controverse ; nous nous borneront ici principalement à aux pétitions.

Les réactions et pétitions « dures »

Plutôt que de se lancer dans une longue énumération, le plus simple est d’aller sur le site de la section de Toulon de la ligue des droits de l’homme : http://www.ldh-toulon.net/

               

Ce site est une mine pour l’étude du mouvement « anti-article 4 » le plus dur et son idéologie. Remarquons en particulier qu’il y figure non seulement que la loi doit être abrogée, mais aussi qu’il faut entrer dans l’illégalité en ne la respectant pas. Rappelons qu’en France, les professeurs d’histoire de l’enseignement secondaire sont également chargés de l’éducation civique, donc d’enseigner le respect des lois. Rappelons aussi que certaines organisations musulmanes de France opposées à la loi interdisant le port du voile dans les écoles ont rappelé à leurs troupes qu’il fallait néanmoins la respecter, malgré une « sensibilité » contraire au moins aussi forte et intime que celle des « anti-article 4 ».

               

Voici l’appel des historiens pour l’abrogation de cet article 4 publié par Le Monde du 25 mars :

               

Il faut abroger d’urgence cette loi,

               

- parce qu’elle impose une histoire officielle, contraire à la neutralité scolaire et au respect de la liberté de pensée qui sont au cœur de la laïcité,

               

- parce que, en ne retenant que le « rôle positif » de la colonisation, elle impose un mensonge officiel sur des crimes, sur des massacres allant parfois jusqu’au génocide, sur l’esclavage, sur le racisme hérité de ce passé,

               

- parce qu’elle légalise un communautarisme nationaliste suscitant en réaction le communautarisme de groupes ainsi interdits de tout passé.

               

Les historiens ont une responsabilité particulière pour promouvoir des recherches et un enseignement

               

-  qui confèrent à la colonisation et à l’immigration, à la pluralité qui en résulte, toute leur place,

               

- qui, par un travail en commun, par une confrontation entre les historiens des sociétés impliquées rendent compte de la complexité de ces phénomènes,

               

- qui, enfin, s’assignent pour tâche l’explication des processus tendant vers un monde à la fois de plus en plus unifié et divisé.

               

(www.manifeste.org/article.php3?id_article=133)

               

On remarquera que ce texte est d’un ton très dur, que le souci de « liberté » n’y figure que pour un point sur six et qu’elle intègre au débat la question de l’immigration. On peut rapprocher ce dernier point de l’affaire des « indigènes de la République », mouvement qui relie, à tort ou à raison, le « malaise des banlieues » au passé colonial.

               

Cette pétition a recueilli en trois semaines un millier de signatures. La demande a été reprise par l’Association des professeurs d’histoire et géographie, forte de 11000 adhérents, puis des Inspecteurs généraux, la LDH, la Ligue de l’Enseignement, la LICRA, le MRAP ... Cet appel a également suscité la création d’un collectif d’historiens qui s’est associé aux dénonciations de la multiplication des commémorations en hommage à l’OAS, comme celle prévue à Marignane le 6 juillet.

               

La même mouvance lance la pétition des enseignants. Les titres des sites où elle est présentée son explicites : « nous n’appliquerons pas l’article 4 de la loi du 23 février. » « Je n’enseignerai pas le bon temps des colonies ! » :

               

Ainsi la loi considère que la période coloniale, mis à part la conquête et la décolonisation, aurait été une période heureuse, faite de progrès et de civilisation. Le bilan de la colonisation française serait “ globalement positif ”. Plus encore il faudrait rendre hommage à ceux qui en furent les acteurs : colons, administrateurs, militaires, dans leur ensemble. C’est le retour du fardeau de l’homme blanc et de sa mission civilisatrice ! Alors que de jeunes historiennes viennent très récemment d’éclairer définitivement et incontestablement des aspects essentiels de la période coloniale en Algérie (torture systématique, justice, prostitution). Alors que nous sont désormais connus les aspects racistes de l’imaginaire colonial : “ zoos humains ”, exposition coloniale. Alors qu’un Livre Noir de la colonisation est disponible, alors que nos collègues universitaires étrangers en savent souvent plus sur notre histoire que nous... Comment est-il possible d’enjoindre aux enseignants de pratiquer un semblable révisionnisme ?

               

Faut-il considérer que le travail forcé dans les colonies d’Afrique et d’Asie, la torture banale dans les commissariats et gendarmeries d’Algérie, même en dehors des guerres, le statut de l’indigénat, le double collège électoral, l’oppression économique, les déplacements de populations, les dévoilements forcés de femmes, le paternalisme généralisé, le pillage des biens culturels, faut-il considérer donc que tout cela doive être salué ou plutôt oublié, effacé, nié ?

               

Quand bien même certaines réalisations des colons furent des progrès (routes, hôpitaux, rares écoles) elles ne justifient pas une vision béate et unilatérale de la colonisation.

               

Cette loi doit être abrogée :

               

• parce qu’elle impose une histoire officielle, contraire à la neutralité scolaire et au respect de la liberté de pensée qui sont au cœur de la laïcité.

               

• parce que, en ne retenant que le “ rôle positif ” de la colonisation, elle impose un mensonge officiel sur des crimes, sur des massacres allant parfois jusqu’au génocide, sur l’esclavage, sur le racisme hérité de ce passé.

               

En attendant cette abrogation je m’engage à ne pas enseigner cette histoire officielle et révisionniste, à continuer d’utiliser les travaux des historiens pour présenter à mes élèves le bilan le plus proche possible de la réalité de la colonisation.

               

http://www.ldh-toulon.net/article.php3?id_article=589

               

On remarquera une présentation plus argumentée, mais sur un ton tout aussi  affirmatif quant à la description de la colonisation qui est « définitivement et incontestablement » analysée. On remarquera aussi la qualification indirecte mais nette de ses acteurs, l’invocation de la laïcité et l’appel au non respect de la loi. Le mot « immigration » ne figure par contre plus

               

Dans le même esprit, à en juger par l’ordre du jour, est organisé à l’université Saint-Denis Paris 8 un Séminaire public :Fracture(s) coloniale(s) : Penser le postcolonial dans les sciences sociales françaises (http://calenda.revues.org/nouvelle6645.html)

Les pétitions « modérées »

Le ton, et surtout la logique de ces proclamations allaient susciter un courant modéré se recentrant sur l’opposition à une vérité officielle et une définition neutre de l’histoire : ne pas préjuger de son contenu, ce qui serait tomber dans le travers que l’on reproche à la loi, et bien la distinguer de la morale et de la mémoire. Ce courant est illustré par la pétition Liberté pour l'histoire :

               

Emus par les interventions politiques de plus en plus fréquentes dans l'appréciation des événements du passé et par les procédures judiciaires touchant des historiens et des penseurs, nous tenons à rappeler les principes suivants : L'histoire n'est pas une religion. L'historien n'accepte aucun dogme, ne respecte aucun interdit, ne connaît pas de tabous. Il peut être dérangeant.

               

L'histoire n'est pas la morale. L'historien n'a pas pour rôle d'exalter ou de condamner, il explique.

               

L'histoire n'est pas l'esclave de l'actualité. L'historien ne plaque pas sur le passé des schémas idéologiques contemporains et n'introduit pas dans les événements d'autrefois la sensibilité d'aujourd'hui.

               

L'histoire n'est pas la mémoire. L'historien, dans une démarche scientifique, recueille les souvenirs des hommes, les compare entre eux, les confronte aux documents, aux objets, aux traces, et établit les faits. L'histoire tient compte de la  mémoire, elle ne s'y réduit pas. L'histoire n'est pas un objet juridique. Dans un Etat libre, il n'appartient ni au Parlement ni à l'autorité judiciaire de définir la vérité historique. La politique de l'Etat, même animée des meilleures intentions, n'est pas la politique de l'histoire.

               

C'est en violation de ces principes que des articles de lois successives ? notamment lois du 13 juillet 1990, du 29 janvier 2001, du 21 mai 2001, du 23 février 2005 ? ont restreint la liberté de l'historien, lui ont dit, sous peine de sanctions, ce qu'il doit chercher et ce qu'il doit trouver, lui ont prescrit des méthodes et posé de limites. Nous demandons l'abrogation de ces dispositions législatives indignes d'un régime démocratique.

               

(appy.histoire.free.fr/nosliens.htm)

               

On remarquera la variété des options politiques des signataires et leur notoriété (d’où sa désignation de « pétition des 19 ») : Jean-Pierre Azéma, Elisabeth Badinter, Jean-Jacques Becker, Françoise Chandernagor, Alain Decaux, Marc Ferro, Jacques Julliard, Jean Leclant, Pierre Milza, Pierre Nora, Mona Ozouf, Jean-Claude Perrot, Antoine Prost, René Rémond, Maurice Vaïsse, Jean-Pierre Vernant, Paul Veyne, Pierre Vidal-Naquet et Michel Winock

               

On remarquera que ce texte s’attaque AUX lois dites « de mémoire » (et non au seul article 4), qu’il ne diabolise aucun acteur et surtout qu’il définit l’histoire comme explication et non comme exaltation ou condamnation, d’où la répétition des l’histoire n’est pas (la morale, l’esclave de l’actualité, la mémoire ... et cela sans l’idéaliser (l’histoire n’est pas une religion). Globalement, c’est une critique indirecte, mais très sévère des manifestations « dures ». Elle lance donc un débat entre opposants s’ajoutant à celui sur l’abrogation de la loi.

               

Cette pétition a été accompagnée par de multiples textes dans le même esprit. On peut citer celle des Clionautes, qui a fait l’objet d’un débat aigu, avec les mêmes lignes de clivage que celles exposées ci-dessus : http://www.clionautes.org/petitions/index.php?petition=3

Réactions et mort de l’article

Bien entendu, « les durs » ont réagi. Je me bornerai ici à citer une réaction à cette demande de l’abrogation des textes autres que « l’article 4 ».

               

Certains collègues ne comprennent pas pourquoi nous ne soutenons pas l'appel des 19 personnalités demandant l'abrogation des lois (de mémoire) … Nous nous sommes mobilisés contre l'article 4 de la loi du 23 février 2005 car il impose des jugements de valeur (relevant donc de la mémoire) …. Aucune des autres lois citées dans « l'appel des 19 » n'avait franchi ce pasAu lieu de se lancer dans une campagne qui va diviser la profession, nous mettre en porte à faux face aux organisations progressistes, mieux vaut réfléchir aux moyens de défense collective que nous pouvons mobiliser. Donc un texte qui (me) semble privilégier le positionnement politique (progressiste) sur la neutralité intellectuelle à laquelle s’attache la pétition « des 19 ».

Ce débat sur les lois à abroger ou non reflète à mon avis la divergence sur la période coloniale, « définitivement jugée et condamnée » pour les uns objet d’études plus détachées et donc plus nuancées pour les autres. Les premiers veulent mettre l’accent de manière permanentes sur les crime et la nécessité de la repentance. Malgré l’immense littérature sur ce sujet, les lois, les programmes et les manifestations enfonçant ce clou, ils pensent que l’essentiel reste à faire, tel Gilles Marceron, historien, vice-président de la Ligue française des droits de l’homme et auteur d’ouvrages sur le colonialisme: « la France n’a pas encore abordé la véritable histoire de son époque coloniale ». Il en voit la trace partout : « Cette idée d’une jungle ou d’une forêt qui enserre le musée (des « arts premiers »), un lieu où l’on viendra découvrir le « continent noir », pose problème. C’est comme si ces autres continents étaient toujours sauvages, exubérants, dangereux et donc primitifs. Ces vieux clichés sont monnaie courante en France.(…). En fait, tout ce projet repose sur une vision colonialiste du monde ». Il préférerait un musée qui raconte sans fard l’histoire du colonialisme français. « pour une majorité de la population, le colonialisme a été positif. C’est tout simplement parce que le discours officiel n’a jamais dit autre chose ». Et si les souvenirs familiaux (et pas seulement ceux des rapatriés), les voyages et reportages y étaient aussi pour quelque chose ? Par ailleurs, ce genre de considération classe indirectement l’article 4 comme démagogique, ce qui est moins grave que l’accusation habituelle d’œuvre de « certains groupes » négativement connotés.

               

Quoiqu’il en soit comme souvent en France, les intellectuels pèsent plus lourd que la majorité, et l’article 4 disparaît en janvier 2006. Les « durs » sont satisfaits mais insistent pour que cela n’escamote pas le débat nécessaire sur la colonisation, sur ses méthodes et sur ses séquelles et s’inquiète de l’article 3 qui prévoit la création d’une Fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie, des combats du Maroc et de Tunisie (site ldh-toulon.net).

Des erreurs de fait, des ambiguïtés à lever

Je pense que le débat a souffert d’erreurs de fait et d’ambiguïtés qui m’ont rappelé une autre époque. Je vais me borner à les signaler brièvement, leur discussion scientifique et sereine nécessitant de trop longs développements.

               

Contrairement à ce qui est souvent écrit (La fracture coloniale, le site ldh-toulon et bien d’autres) l’histoire de la France coloniale et de la guerre d’Algérie n’ont pas été délaissées dans l’enseignement secondaire ni dans le grand public. La guerre d’Algérie est au programme d’histoire de terminale dès le début des années 80, en plus des chapitres sur la décolonisation, ainsi que les mouvements d’émancipation entre 1900 et 1939. Ils ont donné lieu à des sujets au baccalauréat et en juin 93, la manifestation des Algériens de 1961, deux ans après la bataille de Paris de J.L Einaudi.

               

Une autre erreur de fait fort répandue en France et qui a faussé le contexte du débat, est la méconnaissance de la quasi-défaite militaire du FLN vers 1960-61 (Meynier, Stora). Or elle rend difficilement compréhensibles les années qui suivent, tant en France qu’en ce qui concerne le régime algérien, sans parler de ses répercussions sur certains élèves de l’enseignement secondaire.

               

A cela s’ajoutent des ambiguïtés ou imprécisions, parfois diplomatiques, parfois par ignorance. Ainsi il n’est pas toujours clair que l’on parle :

               

- de la dénonciation du colonialisme ou de l’étude de la période coloniale ? Des colonies occidentales ou de celles de tous les pays, voire des « occupations de nature voisine (Japon, Indonésie pour Timor Oriental et la Papouasie …)

               

- de la morale ou de l’histoire ? Pour l’histoire, la colonisation n’est pas « une mauvaise action » devant entraîner repentir et réparation, ce qui serait du domaine de la morale ou de la mémoire. C’est une époque historique importante dans le temps et dans l’espace. Elle doit être étudiée avec sérieux et sérénité, sous tous ses aspects et dans sa durée.

               

- de la « mémoire » (et laquelle ?) ou de l’histoire ? La première doit être libre, pour éviter tout refoulement, mais elle est par nature passionnelle et se prête parfois mal à la recherche « froide » ou à un enseignement consensuel à l’ensemble des élèves d’un même pays.

                         

De même, qu’entend-on par « l’exploitation » des colonies ? La mise en valeur, ou (rémanence marxiste), le sous-paiement  (d’ailleurs difficile à définir et qui n’a peut-être pas existé) ?

               

Une autre ambiguïté concerne le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », qui n’a de sens qu’en certains lieux à certaines époques et peut cacher un simple « changement de domination ». La notion de « peuple » serait d’ailleurs à préciser dans beaucoup de cas, pouvant en pratique être détournée par un groupe dominant. Et la formule « à disposer d’eux-mêmes » n’est pas toujours adaptée lorsque de petits groupes au pouvoir, avant ou après la colonisation, sont lourdement oppressifs, voire tout aussi étrangers (cf. plusieurs péripéties cambodgiennes).

               

Enfin, le sujet le plus délicat est l’imprécision de l’usage des termes « égalité », « supériorité »  ou « infériorité » : on passe sans toujours le préciser de l’égalité de nature, de droit, de considération, qui est indiscutable sur un plan général et intemporel, à la dénonciation des conséquences des différences organisationnelles, économiques et scientifiques qui existaient « alors et là » et que devaient souvent prendre en compte les divers acteurs. Pour prendre l’exemple le plus neutre possible, telle mesure sanitaire est-elle une atteinte à une culture locale jugée inférieure ou la simple application d’une avance scientifique à cette époque et à cet endroit ?


Finalement, pour qui a connu la guerre froide et son influence sur ce qu’écrivaient de nombreux historiens ou géopoliticiens occidentaux, notamment « tiers-mondistes », ces imprécisions de vocabulaire et d’approche réveillent de désagréables souvenirs.

Conclusion : liberté de la recherche, laïcité de  l’enseignement

Sans aller aussi loin, ce débat rappelle qu’une vérité « corporatiste » peut être aussi discutable qu’une vérité officielle et qu’il faut se battre sur deux fronts : l’histoire est une chose trop importante pour être laissée aux seuls politiciens, mais aussi aux seuls historiens. Outre la difficulté générale d’éviter le « deux poids et deux mesures » : indulgence ou sévérité suivant que le crime a été commis par des amis ou des ennemis, ils ont leurs contraintes professionnelles propres.

Une difficulté supplémentaire est la différence entre recherche et enseignement primaire et secondaire. La première doit être totalement libre, et si l’esprit du temps la pousse vers les « horreurs coloniales », c’est l’affaire des chercheurs. Le problème est en aval : les enseignants des écoles, lycées et collèges utilisent les résultats de la recherche, directement ou via les programmes. Il faut donc un grand effort de laïcité dans ce circuit de transmission pour passer de convictions étayées à une vue d’ensemble intégrant des données moins souvent ou pas du tout traitées dans la matrice universitaire et permettant à l’ensemble de la population de comprendre le monde et de s’y situer.

Source: WebMac

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